Troisième et dernière séquence de la nouvelle « La cale » éditée en avril 2014 par la revue Cadrans.org.
De son Goncourt, obtenu en 2021 pour « La plus secrète mémoire des hommes », Mohamed M. Sarr dit : « Je ne voudrais pas qu’il surprenne. » C’est-à-dire que personne ne pense qu’il s’agit d’« une faveur » accordée à un écrivain africain. « Le Sénégal écrit le français depuis plus d’un siècle. Il est normal qu’il apparaisse dans les prix littéraires. » (Arnaud Gonzague, le 3 novembre 2021, L’Obs)
La Cale, M. Mbougar Sarr (5)
« Ils se sont mis debout, finit-il par reprendre après cet interminable silence. Ils se sont levés comme un seul homme et ils nous ont encerclés. Ils ne disaient mot, il n’y avait dans leur attitude aucune forme d’hostilité. Ils se sont simplement mis debout, ensemble, dans un grand fracas de chaînes qui s’estompa cependant dès qu’ils furent sur pied. Surpris, nous ne sûmes d’abord comment réagir : nous étions sept hommes au milieu de cent autres, pris au piège. Ils eussent pu nous tuer si l’envie leur en eût pris ; il eût suffit qu’ils se jetassent sur nous pour nous étouffer, nous battre, nous étrangler. Mais ils demeurèrent simplement immobiles. Mark, les premières secondes de stupeur passées, commanda à ses hommes de charger leur arme et de mettre en joue cette masse. Ils s’exécutèrent, mais je sentais dans leur geste une fébrilité que la peur seule pouvait créer. A côté de moi, Mark tremblait : non de peur, mais de colère, de rage, d’animale excitation. Je sentais le bruit ignoble que faisait sa pomme d’Adam en cognant contre son gosier tandis qu’il ravalait inlassablement sa salive. Le silence retomba. Les cinq hommes, en cercle, tenaient en joue la masse des hommes qui nous entouraient ; et au milieu de cette dérisoire muraille de fusils, Mark et moi nous tenions.
Ce face-à-face silencieux et terrible dura quelques minutes ; puis, de quelque part dans la foule des corps qui nous encerclait, s’éleva une voix.
C’était une voix de femme. Je peux te dire, mon garçon, que je n’ai, jusqu’à présent, rien entendu qui fût aussi mélodieux, aussi suave, aussi beau. Elle chantait quelque chose que je ne comprenais pas, mais cette langue n’était pas celle, barbare, que j’avais entendue en pénétrant dans cet endroit ; c’était une langue étrangère, mais que je ressentais car elle s’adressait à mon cœur. C’était la langue de l’émotion, je la comprenais. Est-ce que tu saisis ce que je veux dire ? Sa voix semblait tomber du ciel même, appartenant à un ange voire à Dieu. Elle avait des accents doux, qui caressaient un air onirique, d’une limpidité inhumaine. Voilà, c’est le mot : cette voix était inhumaine. Elle était d’une beauté inhumaine, elle me subjuguait. La mélopée qu’elle offrait me frappait en plein cœur. C’était un chant, un vrai chant, quelque chose qui relevait de la magie, d’une technique infaillible et d’une émotion infinie. Imagine-toi un chant pareil et une voix pareilles, retentissant dans l’obscure cale d’un bateau où quelques hommes en vendaient d’autres, imagine-toi la force de cette mélodie au milieu de l’océan : cela avait quelque chose de dramatique, c’était un drame du monde, un drame où l’abjection côtoyait le sublime. Enfin, enfin… Je renonce à te décrire ça. Le chant déroulait sa poésie depuis je ne savais combien temps lorsque j’entendis Mark, à côté, hurler :
—Silence ! Silence ! Faites-la taire ! Tirez !
Aucun homme n’osa obéir.
—Tirez, imbéciles, tirez quelque part, n’importe où ! Elle se taira ! Ils se croient intelligents ! Matez ces primates !
Je sentis la démence poindre dans sa voix. Sans voir clairement ses traits, je les imaginais, tendus, défigurés par la bestialité.
Aucun homme ne tira. Le chant continuait, plus aérien et poétique que jamais.
Mark, dans un geste brutal, s’empara alors du fusil d’un de ses hommes, le pointa au hasard dans la masse, et tira. Je perçus un corps qui s’abattait à la renverse. La détonation avait empli la cale d’un bruit terrible, mais lorsque ce dernier s’estompa, nous entendîmes toujours le chant, qui avait redoublé de vigueur. Il semblait plus fort, plus beau, plus indestructible. Mark chargea encore, tira, un autre corps tomba. Le chant ne s’arrêtait pas. Bientôt, ce ne fut plus une voix, mais celles de tous les hommes autour de nous qui reprirent l’hymne ; et l’immense voix humaine emplissait la cale et la transformait en ciel. Mark tira une autre fois, ne toucha personne, son fusil s’enraya ; il le jeta et, fou de rage, courut droit devant lui en grognant, fendant la masse des hommes qui ne cherchèrent pas à le retenir et n’esquissèrent aucun geste d’hostilité à son égard, puis sortit de la cale en poussant des cris semblables à ceux d’un grand singe enragé. Ses hommes de main, torturés par la peur, le suivirent aussitôt en laissant tomber leurs armes. Je jetai un œil à ses dernières : elles semblaient si ridicules, si dérisoires au milieu de tout ce qui était en train de se passer…
Cependant le chant continuait. Je demeurai immobile au milieu de ces gens que je ne connaissais pas, mais dont je sentais, désormais, la profonde humanité.
La marchandise était vivante ; elle était plus vivante que nous tous. Je fermai les yeux, et me laissai bercer par les derniers accents du poème, dont je sentis bientôt arriver la fin. Je ne me trompai pas : quelques secondes plus tard, ces hommes se turent. La voix de la femme qui avait ouvert le chant le ferma en psalmodiant des paroles mystérieuses, comme des incantations. Et tandis qu’elle proférait sa litanie, les autres frappaient le sol de leur talon, créant un rythme d’une étrange beauté… Et soudain, comme ils s’étaient levés, ils se rassirent et observèrent de nouveau le silence. Tout cela avait duré quatre ou cinq minutes. Leur chant avait retenti dans la nuit puis s’était éteint, comme une étoile filante aurait traversé le ciel. Le temps de ce chant, dont je ne savais s’il avait été improvisé ou non, j’avais été littéralement dépossédé de moi-même, ou possédé, je ne sais plus. Quelque chose avait tourné, oui, tourné, comme dans une révolution.
Un lien pour celles et ceux qui voudraient entendre un chant, peut-être celui dont parle l’auteur ?
Chant funèbre du Congo, Afrique Equatoriale
La Cale, M. Mbougar Sarr (6)
Ils venaient de se rasseoir lorsque Mark, accompagné d’une quinzaine d’hommes surarmés et munis de torches enflammées, firent de nouveau irruption dans la cale.
— Mr Henry ? Etes-vous là ?
— Oui, je suis là.
— En vie ?
Je ne répondis pas et me tournai vers le corps de la femme morte. Etait-ce pour elle que tous ces hommes avaient chanté ? Et qu’avaient-ils chanté ? Je n’aurais su le dire. Nul n’aurait su le dire. Mark me rejoignit tandis que les autres hommes, d’un air menaçant, tenaient en joue la foule, redevenue docile, qui était à leurs pieds.
— Je ne sais pas ce qui s’est passé. Ils sont devenus fous, je n’avais jamais vu ça auparavant. Et Dieu sait que j’en ai transporté, des sauvages !
J’allais répondre mais c’était inutile. Je le laissai là avec ses hommes et remontai sur le pont. Là, je humai à pleins poumons l’air marin. La nuit n’était pas encore achevée, quoique je sentisse l’approche de l’aube. Quelques minutes plus tard, Mark et ses hommes remontèrent et refermèrent la cale.
Je n’y retournai plus jamais pendant tout le reste du voyage. Je n’ai jamais su si la même scène s’était reproduite. Ce dont je suis sûr, c’est que le Capitaine et les cinq hommes qui avaient, avec moi, assisté à celle de cette nuit-là avaient soigneusement évité d’en parler à bord. Je ne le fis pas non plus. Pour être honnête, tu es la première personne à qui je raconte cela, depuis quarante ans…
Le reste du voyage fut sans autre événement notable, mais dès que nous arrivâmes, je démissionnai de mon poste d’aide-chirurgien, au grand dam de ma mère et de mon oncle, et cherchai un autre travail. »
Il s’arrêta, souffla bruyamment comme s’il sortait d’un grand effort, avant de se remettre à parler. .
« La traite, je savais désormais ce que c’était. Ça m’a dégoûté de vivre et hanté. Mais sans la singulière expérience que j’en ai eue, je serais passé sur cette terre comme tant d’autres imbéciles, sans rien savoir de ce que pouvait être la beauté, le mystère ou la vérité du monde. Cette nuit-là, dans cette cale, pendant ce chant, j’ai su ce que c’était. J’ai su ce que c’était que d’être un homme : c’est quelqu’un qui refuse comme il peut, qui essaie de survivre le plus dignement possible. Ces gens-là refusaient parce qu’ils chantaient ; leur chant, c’était leur survie, et il suffisait à nier toute la laideur du monde. Que sont-ils devenus ? Ce que tous les autres qui les ont précédés sont devenus, sans doute : des travailleurs dans les champs de coton, de café. Des esclaves. Des sous-hommes. Mais pour moi, ils seront toujours les géants de la cale. Plus grands que tous les autres hommes.
Depuis lors, je consacre chaque nuit à me souvenir de ce chant, de son air, de ses paroles. Je répète ça des milliers et des milliers de fois, je rumine, je ressasse. Je l’ai fait chaque nuit depuis. Chaque nuit, tu peux me croire. Je n’en ai pas raté une seule. Je ne me le serais pas pardonné, ça n’aurait pas été humain. Ça me hante, à tel point qu’il suffit que je ferme les yeux, le soir, pour me retrouver au moment précis où le chant a retenti, porté par cette voix de femme. C’était majestueux, noble, grand et très humble à la fois, pourtant. Je ne veux pas oublier ça, tu comprends ? Je ne veux pas oublier ça, car c’est ça, pour moi, la vie. »
Le vieux Francis se tut, et je sus, à la portée de ce silence, qu’il ne parlerait plus ce soir. Il toussa un peu, et marmonna ce qui semblait être un juron. Puis, sans un mot, il se leva et, les épaules légèrement voûtées, marcha d’un pas tranquille.
Ci-dessous une image du diaporama des Mots à la Bouche qui illustrait la lecture scénique « Mémoire d’esclavage », lecture toujours d’actualité et que nous pouvons donner à la demande.
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Bonjour,
Oui, il s’agit de la résistance, chacun , chacune se doit de résister à sa façon !
merci pour le petit lexique bien utile pour réveiller la chronologie