Nous avons choisi d’utiliser le montage de textes réalisé par Magali Chiappone à partir de l’ouvrage de Charlotte Delbo « Une connaissance inutile » pour donner une idée concrète de cette entreprise tellement improbable de réussir à monter au sein d’un camp d’extermination nazi, une vraie représentation théâtrale entre détenues pour des détenues en janvier 1943.
Magali Chiappone-Lucchesi (Université de Paris III Sorbonne Nouvelle) in Témoigner entre histoire et mémoire n°105 Oct-Dec 2009, Editions Kimé, Paris. Revue pluridisciplinaire de la fondation Auschwitz.

Extraits  p.196-198

Une connaissance inutile est le troisième ouvrage de Charlotte Delbo sur les camps de concentration. Après deux livres aussi différents par leur forme et leur écriture que Aucun de nous ne reviendra et Le Convoi du 24 janvier, c’est dans un autre ton qu’on lira ici Auschwitz et Ravensbrück. Si les deux précédents pouvaient apparaître presque impersonnels par leur dépouillement, dans celui-ci elle parle d’elle. L’amour et le désespoir de l’amour – l’amour et la mort ; l’amitié et le désespoir de l’amitié – l’amitié et la mort ; les souffrances, la chaleur de la fraternité dans le froid mortel d’un univers qui se dépeuple jour à jour, les mouvements de l’espoir qui s’éteint et renaît, s’éteint encore et s’acharne… (4ème de couverture Editions de Minuit)

La pièce de théâtre est évoquée dans le chapitre « Au début nous voulions chanter”qui se termine par ces mots : »C’est magnifique parce que quelques répliques de Molière, ressurgies intactes de notre mémoire, revivent inaltérées, chargées de leur pouvoir magique et inexplicable.« 

Une pièce de théâtre à Auschwitz …

by Anne B.

Les paroles au secours de la vie :  Molière à Raïsko

Contexte : un petit groupe de détenues, issues du convoi du 24 janvier, dont fait partie Charlotte, se retrouve dans un laboratoire, lieu improbable au milieu du camp d’extermination d’Auschwitz.

Les extraits proviennent de « Une connaissance inutile » (U.C.I)

Le nom Raïsko désigne un commando mis sur pied par les nazis pour expérimenter la culture d’un pissenlit dont la racine contient du latex. C’est un laboratoire où se mêlent chimistes, botanistes, biologistes,  dessinatrices,  traductrices, laborantines. : « Raïsko devient ainsi un lieu curieux, celui du rassemblement d’une petite  élite féminine européenne. » Dans leur baraque en bois neuve et propre les dix-sept du convoi côtoient des Polonaises qui pour la plupart,  parlent français.  L’accès à ce commando fut pour ces femmes leur salut : «  nous y étions bien parce que nous pouvions nous laver,  avoir des robes propres, travailler à l’abri (U.C.I p.72).

Et voilà que petit à petit elles revenaient à la vie,  et donc recouvraient leur faculté d’imagination, car « l’imaginaire est le premier luxe du corps qui reçoit assez de nourriture, jouit d’une frange de temps libre, dispose de rudiments pour façonner ses rêves (U.C.I p.90).  Et voilà qu’elles pensaient au théâtre :

les trépassés ne chantent pas…
mais à peine ont-ils ressuscité qu’ils font du théâtre (U.C.I p.86).

Elles eurent le projet de monter une pièce « sans texte, sans moyen de s’en procurer, sans rien (U.C.I p.87). Il fallut choisir la pièce, ce fut Le malade imaginaire de Molière.  Il fallut lutter avec la mémoire pour retrouver un vers : « une réplique était souvent la victoire d’une journée » (U.C.I p.89). Pendant quelques temps, elles ne sont plus seulement détenues mais  dessinatrice, costumière, maquilleuse, habilleuse, accessoiriste, scénographe, comédienne et metteuse en scène. Et chacune se démène, s’agite, s’empresse et réalise  de véritables métamorphoses avec des petits riens : «  Ce que Cécile réussit à faire avec des tricots mués en pourpoints  et en casaques,  les chemises de nuit,  les pyjamas transformés en hauts de chausses pour les hommes, est presque inimaginable. Excepté avec le rayé qui s’était révélé  immétamorphosable. (U.C.I p.91).

Preuve qu’un des symboles propres au camp,  la veste et le pantalon rayé,  résiste à l’illusion qu’elles veulent s’offrir, rappel implacable d’une impossibilité de se transporter totalement ailleurs. Mais, malgré tout cette fois ce sont elles qui vont triompher du camp,  en ce dimanche d’après Noël de l’année1943.  Elles vont parvenir à monter un théâtre de bric et de broc :  la scène – tables du réfectoire débarrassées de leurs pieds, le rideau de théâtre – des couvertures, les coulisses – couverture et  ficelles -, une souffleuse,  un public et les trois coups, tout y est.

A travers cette recréation d’un univers théâtral,  c’est le souvenir du monde extérieur qu’elles convoquent  à l’intérieur du camp.  Elles ont donc réussi a organiser  un semblant de société au sein même d’une caricature de société aux lois absurdes dans laquelle elle vivaient, car  « le personnage de théâtre ne peut vivre que dans la société des hommes.»

Les Polonaises sont les spectatrices de ces comédiennes inspirées et les auditrices des répliques de Molière,  éternelles  et généreuses,  inépuisables. L’imaginaire est ressuscité en une parenthèse de beauté :

« C’était magnifique parce que, pendant deux heures, sans que les cheminées aient cessé de fumer leur fumée de chair humaine, pendant deux heures nous y avons cru » (U.C.I p.96).

Charlotte Delbo et ses camarades parviennent à y croire, à ouvrir une brèche : pendant deux heures elles ont vaincu l’horreur avec l’aide de Molière.

La trilogie intitulée Auschwitz et après comprend Aucun de nous ne reviendra (1965), Une connaissance inutile (1970) et Mesure de nos jours (1971). Un ouvrage d’une autre nature, plus sociologique est  Le convoi du 24 janvier (1966) lequel retrace les parcours biographiques des 230 déportées dont 49 reviendront.