Courbet Gustave, lettre à ses parents
Mes chers parents,
Charenton, 30 avril 1871
Me voici par le peuple de Paris introduit dans les affaires politiques jusqu’au cou. Président de la Fédération des artistes, membre de la Commune, délégué à la mairie, délégué à l’Instruction publique : quatre fonctions les plus importantes de Paris. Je me lève, je déjeune, et je siège et préside douze heures par jour. Je commence à avoir la tête comme une pomme cuite. Malgré tout ce tourment de tête et de compréhension d’affaires sociales auxquelles je n’étais pas habitué, je suis dans l’enchantement. Paris est un vrai paradis ! Point de police, point de sottise, point d’exaction d’aucune façon, point de dispute. Paris va tout seul comme sur des roulettes. Il faudrait pouvoir rester toujours comme cela. En un mot, c’est un vrai ravissement. Tous les corps d’Etat se sont établis en fédération et s’appartiennent. C’est moi qui ai donné le modèle avec les artistes de toutes sortes. Les curés aussi sont à leurs pièces comme les autres, ainsi que les ouvriers, etc., etc., les notaires et les huissiers appartiennent à la Commune, et sont payés par elle comme les receveurs de l’enregistrement. Quant aux curés, s’ils veulent exercer à Paris (quoiqu’on n’y tienne pas), on leur louera des églises.
Dans nos moments de loisir, nous combattons les saligauds de Versailles, chacun y va à son tour. Ils pourraient lutter dix ans comme ils le font sans pouvoir entrer dans nos murs, nous perdons très peu de monde et ils en perdent énormément ; ça n’est pas malheureux, car tout ce qui est à Versailles, comme si on avait choisi, est le monde duquel il faut se débarrasser pour la tranquillité, c’est tous les mouchards à casse-tête, les soldats du pape, les lâches vendus à Sedan, et, comme hommes politiques, ce sont les hommes qui ont vendu la France, les Thiers, Jules Favre, Picard, et autres, scélérats, vieux domestiques des tyrans, vieilles poudrées des temps féodaux monarchiques, en un mot la plaie du monde entier.
Paris a renoncé à être la capitale de la France. La France ne voulait plus que Paris lui envoie ses préfets. La France doit être contente, elle est exaucée. Mais aussi Paris ne veut plus être conduit par la France ni par les votes des paysans qui votent pour le Père-Blicite. C’est rationnel, du moment que la province envoie à Paris les gens qui leur paraissent parmi eux les plus distingués pour l’instruire, une fois qu’ils sont instruits, ils ne doivent plus avoir la prétention de les diriger avec leur ignorance. Il faut être logique. Aujourd’hui Paris s’appartient. Il coopérera dans la mesure aux besoins de la France, en restant uni à la patrie commune, et il désire que toutes les provinces de France imitent son exemple, de telle sorte que cette fédération devienne une unité puissante qui paralyse à tout jamais les gouverneurs de toutes sortes, ainsi que les vieux systèmes monarchiques, impérialistes et autres. Il veut que la liberté (et il n’y a pas à y revenir) soit consacrée sur la terre. […]
Je ne sais maintenant, mes chers parents, quand j’aurai le plaisir de vous revoir. Je suis obligé de faire énergiquement tout ce travail qui m’est confié, et pour lequel j’ai eu tant de propension pendant toute ma vie, moi qui étais décentralisé, en ce sens que j’étais retranché dans mon individualité pendant toute mon existence. Pour être dans le sens de la Commune de Paris, je n’ai pas besoin de réfléchir, je n’ai qu’à agir naturellement.
La Commune de Paris a un succès que jamais aucune forme du gouvernement n’a eu. Nous venons de recevoir à l’Hôtel de Ville la délégation des francs-maçons, ils étaient 10.000, ils nous garantissent deux cent cinquante mille adhérents et combattants. On ne nous appellera plus une poignée de factieux. A Versailles, on établit le vrai désordre intentionnellement et maladroitement, en rétablissant avec les fameux députés que la province leur a envoyés et les d’Orléans et les Napoléoniens.
Je vous embrasse en vous tranquillisant sur mon sort. Portez-vous tous bien et dormez sur les deux oreilles.
Je n’ai pas eu de chance. J’ai perdu tout ce que j’avais eu tant de peine d’amasser, c’est-à-dire mes deux ateliers, celui d’Ornans par les Prussiens et le bâtiment de mon exposition au pont de l’Alma, que j’avais fait transporter à la Villette, qui a été employé aux barricades contre les Prussiens.
G.Courbet
Membre de la Commune de Paris
Gustave Courbet
Témoin sensible de son époque, Courbet ne s’était pourtant jamais, jusqu’alors, engagé pleinement dans l’histoire de son temps. Pour comprendre l’implication de Courbet dans la Commune, il faut rappeler d’abord le choc que représenta la défaite française face à la Prusse en 1870. Loin de fuir Paris, Courbet s’investit alors dans une résistance énergique et idéaliste. A la proclamation de la République, il devient président de la Commission des arts et tente de préserver les musées parisiens. Il exhorte aussi, pour son plus grand malheur, le gouvernement de Défense nationale à « déboulonner » la colonne Vendôme, symbole napoléonien par excellence. Courbet va même jusqu’à se présenter aux élections législatives de février 1871, auxquelles il échoue de peu. Lorsque la Commune se forme en mars 1871, Courbet y adhère avec un enthousiasme sincère et une foi militante. Il est élu au Conseil de la Commune, délégué à l’instruction publique, et président de la Fédération des artistes, qui succédait à la Commission des arts.
Mais, le rêve de Courbet d’une fraternité artistique et pacifiste prend fin dans les débordements sanguinaires de la fin de la Commune. Courbet est arrêté, traduit en conseil de guerre, condamné à six mois de prison, purgés à Versailles, Paris, à la prison de Sainte-Pélagie, et Neuilly, à la clinique du docteur Duval, où, malade, il est prisonnier sur parole. Une lente déchéance commence, et le seul chef d’accusation retenu est « de s’être […] par abus d’autorité, rendu complice » de la destruction de la colonne Vendôme, dont il avait suggéré la destruction six mois avant le début de la Commune.
Exposition « Courbet et la Commune au Musée d’Orsay (mai-juin 2000)
Toile de 1873. Après la Commune, prison et condamnation pour Courbet.
Cet animal blessé est l’image même du peintre.