Henri Miller « Les livres de ma vie » Autobiographie
Coll. L’imaginaire » Gallimard 1957
Un titre qui m’interpelle « Les livres de ma vie ». ouvert, puis parcouru ; il porte en lui, un chapitre consacré à Giono ! Que peut-il bien dire de cet auteur, lui, l’Américain ? Là encore on s’aperçoit que la littérature circule… et se partage bien…
Maud T.
Ce fut rue d’Alésia, dans une de ces modestes papeteries où l’on vend aussi bien des livres que je rencontrai pour la première fois les œuvres de Jean Giono. C’est la fille du libraire – bénie soit-elle ! – qui me jeta littéralement à la tête le livre intitulé Que ma joie demeure ! […]
En 1939, à la suite d’un pèlerinage que j’avais fait à Manosque avec un ami d’enfance de Giono, Henri Fluchère, ce dernier m’acheta Jean le bleu, que je lus sur le bateau qui m’emmenait en Grèce.
J’ai en même temps entretenu une correspondance irrégulière avec Giono, qui habite toujours son village natal de Manosque. Combien de fois m’est-il arrivé de regretter de ne pas l’avoir vu lors de ma visite chez lui ; il était parti ce jour-là pour une promenade à pied à travers cette campagne qu’il décrit dans ses livres avec une si profonde imagination poétique. Mais, même si je ne dois jamais le rencontrer en chair et en os, je puis affirmer que je l’ai déjà rencontré en esprit. Et bien d’autres comme moi à travers le vaste monde. Certains ne le connaissent que par l’adaptation cinématographique de ses livres : Regain et La Femme du boulanger*.
Adaptation par Marcel Pagnol d’un épisode de Jean le bleu d’ailleurs peu appréciée par Giono.(NDLR)
Personne ne quitte jamais avec les yeux secs la salle où l’on vient de projeter un de ces films. Personne après avoir vu Regain, ne voit tout à fait du même œil un pain ; de même qu’après avoir vu La femme du boulanger, on ne pense plus au cocu avec la même légèreté.
Mais ce sont là des observations sans importance. Voilà quelques instants, feuilletant les pages d’un de ses livres, je me disais : « Attendris-toi le bout des doigts ! Prépare-toi pour la grande tâche ! » […]
Ce Giono est un poète. Sa poésie est de l’imagination et se révèle de façon tout aussi flagrante dans sa prose. C’est par là que Giono révèle son pouvoir de captiver les hommes et les femmes, partout, sans distinction de rang, de classe, de condition ni de goûts. Il tient cela de ses parents et surtout, je crois, de son père, dont il parle avec une si émouvante tendresse dans Jean le Bleu. Dans son sang méditerranéen il y a ce je ne sais quoi qui, comme les vins de Grèce quand on les mélange aux crus français ajoute du corps et de la saveur à la langue française.
Quant à la terre où il a planté ses racines et envers qui ne cesse jamais de se manifester son vrai patriotisme, il me semble que seul un sorcier pourrait trouver là matière à relier les causes aux effets. Comme notre Faulkner, Giono a créé son propre domaine terrestre, un domaine mythique bien plus proche de la réalité que les manuels d’histoire ou de géographie. C’est une terre région que les étoiles et les planètes survolent à lourdes pulsations. C’est une terre où il « arrive » des choses aux hommes comme il y a des siècles et des siècles il en arrivait aux dieux. […]
La révolte de Giono contre les valeurs contemporaines est sensible dans tous ses livres. Dans Refus d’obéissance, Giono a pris magistralement parti contre la guerre, contre la circonscription contre le fait de porter des armes. Des diatribes de ce genre ne font rien pour la popularité d’un auteur dans son pays natal. Quand éclate la guerre suivante, un tel homme est marqué : tout ce qu’il dit, tout ce qu’il fait, les journaux s’en emparent pour l’exagérer, le grossir, le déformer. Les hommes qui ont le plus à cœur l’intérêt de leur pays sont ceux-là qu’on vilipende, qu’on qualifie de « traites », de « renégats » ou pire encore.[…]
Non, un homme comme Giono ne pourrait jamais être un traître, quand bien même il croiserait les bras et laisserait l’ennemi envahir son pays. Dans « Maurizius Forever », où j’ai consacré quelques pages à son « Refus d’obéissance », j’ai écrit et je le répète ici avec plus de véhémence encore : « Je prétends qu’il y a quelque chose de détraqué dans une société qui, sous prétexte qu’elle n’est pas d’accord avec les opinions d’un homme, peut le condamner comme un ennemi insigne. Giono n’est pas un traître. C’est la société qui a trahi. Elle a trahi ses beaux principes, ses principes creux. Elle est sans cesse en quête de nouvelles victimes…et elle les trouve parmi les maîtres de la pensée. […]