Jean Giono – 1

A travers un choix nécessairement limité de cinq textes emblématiques, j’ai voulu partager le plaisir de la lecture sur les interrogations de ce « voyageur immobile », sa fascination pour la vie. « Il n’y a pas un millimètre du monde qui ne soit savoureux ».
– Maltraiter la nature provoque des catastrophes (Colline), la « panique » (Prélude de Pan in Solitude de la pitié)
– Réfléchir avec lui sur la déshumanisation engendrée par la guerre et l’obéissance à des ordres imbéciles (« Les poètes n’allaient plus aux champs : ils bavaient dans des clairons »).
Dans Le Grand troupeau  la masse des soldats est un bétail promis à l’abattoir.

Le monde paysan évoqué, sinon célébré, par Giono, est rude, cruel, à l’instar des hommes et des femmes, souvent des humbles, qui y vivent, en vivent et le font vivre. Il a ses grandeurs (Le Chant du monde, Batailles dans la montagne, Mort d’un personnage) et ses tares (Ennemonde, Les Ames fortes}.
On note une césure entre ses premiers romans (la Trilogie de Pan, Jean le bleu) et les Chroniques (1947) : Noé, Un roi sans divertissement, le Hussard, jusqu’à son dernier roman L’Iris de Suse. Le lyrisme fait place à l’observation lucide de la nature humaine. « Jadis je me prenais un peu trop au sérieux »

Ses questionnements nous « parlent » : sur la liberté, les conséquences du gaspillage des ressources humaines et naturelles (Les Vraies richesses), la « sobriété », Sur des oliviers morts  après le gros hiver 1956, décrit les méfaits du profit et « l’ampleur du désastre… Trois millions d’oliviers vont disparaître… Pour faire place à quoi ?… Ces bouleversements ne se font pas sans affecter la vie et le social… La terre dénudée, foulée de soleil sans répit, s’envolera dans le vent, ruissellera en boue dans les torrents, le pays se décharnera. Il faudra parler d’Afrique… »
Ce timide a un goût particulier pour jouir de la vie. « Je sais que je suis un sensuel » avoue-t-il dans Jean le bleu.

La fréquentation de son œuvre m’incite à dire qu’il y a un beau sujet d’étude sur les notions de bonheur et de joie, qui abondent dans ses nouvelles.
     « Depuis trente ou quarante ans j’ai vécu heureux totalement, constamment, minute après minute » écrit-il en 1954.

J.J.Cassar

L’œuvre de Jean Giono est parue chez Gallimard : Folio & L’Imaginaire et en Pléiade.

Vous pouvez écouter ce texte en cliquant ici :  Le hêtre

     C’est juste au virage, dans l’épingle à cheveux, au bord de la route. Il y a là un hêtre ; je suis bien persuadé qu’il n’en existe pas de plus beau : c’est l’Apollon-citharède des hêtres. […] Le hêtre de la scierie n’avait pas encore, certes, l’ampleur que nous lui voyons. Mais, sa jeunesse (enfin, tout au moins par rapport avec maintenant) ou plus exactement son adolescence était d’une carrure et d’une étoffe qui le mettaient à cent coudées au-dessus de tous les autres arbres, même de tous les autres arbres réunis. Son feuillage était d’un dru, d’une épaisseur, d’une densité de pierre, et sa charpente (dont on ne pouvait rien voir, tant elle était couverte et recouverte de rameaux plus opaques les uns que les autres) devait être d’une force et d’une beauté rares pour porter avec tant d’élégance tant de poids accumulé. Il était surtout (à cette époque) pétri d’oiseaux et de mouches ; il contenait autant d’oiseaux et de mouches que de feuilles.

     Il était constamment charrue et bouleversé de corneilles, de corbeaux et d’essaims ; il éclaboussait à chaque instant des vols de rossignols et de mésanges ; il fumait de bergeronnettes et d’abeilles ; il soufflait des faucons et des taons ; il jonglait avec des balles multicolores de pinsons, de roitelets, de rouges-gorges, de pluviers et de guêpes. C’était autour de lui une ronde sans fin d’oiseaux, de papillons et de mouches dans lesquels le soleil avait l’air de se décomposer en arcs-en-ciel comme à travers des jaillissements d’embruns.

Et, à l’automne, avec ses longs poils cramoisis, ses mille bras entrelacés de serpents verts, ses cents mille mains de feuillages d’or jouant avec des pompons de plumes, des lanières d’oiseaux, des poussières de cristal, il n’était vraiment pas un arbre. Les forêts, assises sur les gradins des montagnes, finissaient par le regarder en silence. Il crépitait comme un brasier ; il dansait comme seuls savent danser les êtres surnaturels, en multipliant son corps autour de son immobilité ; il ondulait autour de lui-même dans un entortillement d’écharpes, si frémissant, si mordoré, si inlassablement repétri par l’ivresse de son corps qu’on ne pouvait plus savoir s’il était enraciné par l’encramponnement de prodigieuses racines ou parla vitesse miraculeuse de la pointe de toupie sur laquelle reposent les dieux.

    Les forêts, assises sur les gradins de l’amphithéâtre des montagnes, dans leur grande toilette sacerdotale, n’osaient plus bouger. Cette virtuosité de beauté hypnotisait comme l’œil des serpents ou le sang des oies sauvages sur la neige. Et, tout le long des routes qui montaient ou descendaient vers elle, s’alignait la procession des érables ensanglantés comme des bouchers. »

     L’idéal de vie célébré par Giono paraît, à l’époque, en phase avec le « retour à la terre » prôné par le régime de Vichy. Fin août 1944, il est interné en Ubaye jusqu’en janvier 1945, sans avoir été inculpé. Mis à l’index par le Comité national des écrivains, Jean Paulhan l’en sort en publiant « Un roi sans divertissement » en 1947.