Notre prochaine création touche au domaine des gourmandises.
Nombreux sont les auteurs qui nous ont fait part de leurs attirances pour tel ou tel mets, telle ou telle recette traditionnelle transmise… Nous avons choisi ce texte de Giono lequel évoque un univers tout à fait inhabituel pour lui : le seul ouvrage qu’il ait écrit qui se passe en mer : « Fragments d’un paradis », paru en 1978.
« Fragments d’un paradis » éclaire enfin sur l’art poétique de Giono et sa véritable religion de l’imaginaire verbal.
Peu lui importe de n’avoir pas navigué ; pour Giono le réalisme n’existe pas et ne saurait exister. Dans la mesure où il procède de forces supérieures à l’imagination humaine, le réel doit être, selon lui, plus fabuleux et incroyable que toutes nos chimères.
Ainsi faut-il admettre l’irruption de sensations purement terriennes dans l’univers marin, dont c’est une des caractéristiques de les exclure. Les raies géantes ont des odeurs de « champ de narcisses ».
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Comme au-dessus de Manosque, le ciel des antipodes a des « grésillements de braise » et les étoiles ont « des cris de cristal ».
On voit les images surgir, se polir, et garder mystérieusement leur palpitation première. Ce n’est sans doute pas un hasard si l’oiseau y tient une grande place. Son frémissement évoque physiquement ce que Giono attend des mots eux-mêmes. Ainsi tombe le soir « rouge et terne comme un coq malade », ou telle « une aile de feu déployant ses plumes ». Cela ne remplace pas Melville, ni Conrad, ni nos auteurs de grand large comme Henri Queffélec, Michel Mohrt ou Jacques Perret. Mais qu’est-ce que la « vraie mer » sinon celle qu’on porte en soi jusqu’à se faire porter par elle, et que lève la houle des mots ! Giono le dit bien : « La vérité objective n’existe pas, ce qui importe c’est d’être enchanté ! »»
Bertrand Poirot-Delpech.
(4eme de couverture 1978)
Le plat de poissons
Quéréjéta apporta sur la table un plat extraordinaire. A première vue, il remplissait l’œil d’une sorte d’orgueil d’or et de pourpre. Mais, dès qu’on commença à en manger, on fut tellement surpris de l’excellence de la chose qu’on fit comparaître le coq pour le féliciter et lui demander des explications. La chose était simple dit-il. Monsieur Hour, après avoir examiné les poissons que les matelots avaient pêché pendant toute la journée, lui avait dit de venir prendre la baille pour la cuisine. Il s’était trouvé en présence de poissons de roche de couleurs extraordinairement vives et charmantes. Tout de suite, rien que par association des couleurs, il avait vu le safran, le carry, l’oignon, l’ail, le persil, le vin (…), tout ce qui pouvait enrichir et aller avec les majestueuses couleurs que contenait la baille.
Après avoir nettoyé les poissons, il les mit avec tout ce qu’il venait de dire (il précisa toutefois : quatre litres de vin blanc sec, un litre de vin blanc doux, un litre de la plus pure huile, dans une grosse cocotte de fonte dont il butta le couvercle avec une poignée de cendres mouillées. Le tout fut cuit à feu doux tout l’après-midi.
Mais (…), pendant que la chose cuisait il eut une idée tout à fait nouvelle. Dans les entrailles de poissons qu’il avait jetées, il retourna prendre tous les foies les plus gros et toute la fressure des plus petits. Tout ceci, en effet, comme il s’en aperçut, avait une odeur très amère très prenante ; il fit passer sur ces foies et ces fressures le long filet du robinet pendant peut-être plus d’une heure et, finalement, ayant exprimé l’eau, il se mit à hacher toute la chose, et l’ayant réduite en pâte il y incorpora peu à peu quatre cuillerées à soupe de vinaigre rouge. Alors il attendit une heure ou deux et quand il comprit que le moment était venu, débuttant son couvercle, il soutira de sa cocotte toute la sauce. Il se mit, avec beaucoup de soin, à dépouiller la chair des poissons de toutes les arêtes (qu’il appelait épines) et il déposa les grandes chairs de toutes couleurs dans un plat très creux, les disposant dans une fantaisie qui était dictée par la couleur même des poissons. Mettant un instant le plat creux dans le four, il retourna à la composition de la sauce en mélangeant le jus qu’il avait tiré de la cocotte au hachis de foies et de fressures vinaigré. Il en augmenta l’onctuosité en écrasant au pilon tous les petits débris de chair de poissons trop menus pour rentrer dans l’architecture du plat. Finalement il versa la sauce sur ce qu’il avait dressé dans le plat creux, et comme les morceaux de poissons avaient été judicieusement placés, ils furent entièrement recouverts par cette sauce épaisse qu’il eut la précaution de tenir bouillante dans le four avant de la servir. Et voilà !
Bonjour!!
Miam, miam, mon estomac crie famine, mes neurones frétillent en joyeuse nage dans le champ lexical de la cuisine de Provence ! merci
Giono, un de mes compagnons de route depuis l’âge de 14-15 ans où je l’ai découvert dans « Que ma joie demeure »!
Depuis, malgré quelques textes qui m’ont moins accrochée, je me suis toujours régalée de sa sensualité terrienne, de son aptitude au bonheur (égoïste, disait sa fille) et de la lumière qui émanait de ses livres!
Là, pour le coup, « sensualité marine , gustative et visuelle ».