Dans ce texte, Manosque des Plateaux – auquel Folio joint « Le poème de l’olive » -, Giono donne sa vision de sa bonne ville de Manosque, avec ses arbres, ses fontaines… Il excelle dans la description de son cadre naturel, menacé par la « modernisation »… On y trouve aussi ce moment de grâce que le « vieil enchanteur » nous fait partager, avec cette magie de la lecture « à voix hautaine »…

JJacques Cassar.

Manosque des plateaux

by Jean giono, lu par Marie-Pierre

Manosque-des-Plateaux

Il y a, là-dedans, des villages sombres dans des vergers de pruniers. Des villages qui ont leur conteur comme on a son garde-champêtre et son facteur. C’est dans le jour parfois un savetier, parfois un charron, parfois un simple qui bavote doucement, à l’ombre, à longueur de sieste.
Mais le soir…
On se réunit sous le grand mûrier de la place. On s’assoit sur des pierres froides. Il est là-bas au milieu du rond. Il a quitté sa savate et son fer, ou bien il a séché toute sa bave d’un grand revers de main. Il est tout imbibé de nuit ; ses yeux sont vastes et clairs comme des poignées d’avoine et le vent familier frise sa barbe et ses cheveux.

Parfois le conteur ne conte pas mais lit un livre. Alors deux hommes sont près de lui et haussent la chandelle.

De temps en temps le lecteur s’arrête et dit :
– Mettez du sel.
Les hommes mettent des pincées de sel sur la flamme et l’on recommence à lire.

Aux temps derniers que les prunes étaient mûres, j’ai fait halte un soir dans un de ces villages. Une jeune fille me donna du café, puis elle mit devant moi une corbeille de fruits et elle me dit : « Mangez. » Elle allait à son ménage à travers la pièce. De temps en temps, elle venait au seuil voir si je n’avais besoin de rien. Je lisais à l’abri des fusains en caisse. Elle me demanda :
– Vous aimez la lecture ?
Je dis :
– Oui.
– Qu’est-ce que vous lisez ?
Elle se pencha vers moi. Je m’excusai :
– C’est de l’anglais. C’est Whitman.
Elle me demanda :
– C’est beau ?
Je lui dis :
– Ecoutez

Et je commençais à lui traduire très librement des versets qui étaient tout autant dans mon cœur que dans le livre.
Elle écoutait. Quand je levais les yeux, elle me regardait en plein dans les yeux.
De l’autre côté de la route un homme emballait des fruits. Il nous regarda. Il essuya ses mains le long de son pantalon et il vint.
Le forgeron tapait à l’enclume. L’homme au fruit cria :
– Sansombre, tais-toi.
Sansombre arrêta son marteau et s’approcha en tablier de cuir.
Ils se sont assis à côté de moi. Quand je m’arrêtais, ils demandaient ;
– Et après ?…
– Et alors ?…

Ils étaient six maintenant. La jeune fille dit :
– Laissez-le, vous voyez bien qu’il est fatigué.
– Oui, dirent les autres en soupirant.
– C’est dommage que ce soit de l’anglais, on ajouta.

Et je promis d’envoyer une traduction, et l’on me dit : « N’oubliez pas surtout » et
« Combien ça coûte ? » – « Non, nous voulons le payer, nous. »
«  Enfin, puisque vous êtes si gentil, nous acceptons » et « Delphine, donne ton adresse. »
Je copiai l’adresse de Delphine. Depuis trois mois ils ont le livre.
Je vois le conteur haussant Whitman dans la lueur des chandelles. J’entends sa voix. J’entends son silence quand il vient de dire : « Mettez du sel » et le silence de ceux-là en rond, là, et qui écoutent, et qui sont dans la nuit, pleins d’une eau plus claire et plus verte que l’eau du Verdon.

J’ai reçu une belle lettre de Sansombre. Non, je ne vais pas la recopier dans ce livre. Il y a des choses que l’on n’a pas le droit de mettre dans les livres.