© Photo avion Beaver : Tony Hisgett from Birmingham, UK, CC BY 2.0 <https://creativecommons.org/licenses/by/2.0>, via Wikimedia Commons
Photo : © librairie mollat, CC BY 3.0 <https://creativecommons.org/licenses/by/3.0>, via Wikimedia Commons.
Jean-Paul Dubois
Jean-Paul Dubois est né en 1950 à Toulouse. Auteur d’une vingtaine de romans depuis 1984, il a obtenu le prix France Télévision pour Kennedy et moi, le prix Femina et le prix du roman Fnac pour Une vie française, et le prix Goncourt 2019 pour Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon.
Lors d’un récent long voyage à vélo, Jacques Gamblin m’a distillé dans les oreilles la version audio de ce livre. Au fil des kilomètres, j’ai été transporté par la qualité de l’écriture et la construction de ce récit dramatique mais jubilatoire. Je l’ai même écouté deux fois de suite !
Je vous offre à mon tour, pendant quelques épisodes, une sélection de passages particulièrement savoureux.
Benoit
Paul, le narrateur, fils de pasteur, homme à tout faire dans la résidence de luxe L’Excelsior, purge sa peine dans une prison de Montréal, pour un acte dont nous ignorons encore tout…
Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon (extraits)
Jean-Paul Dubois – Editions de l’Olivier – 2019
Tous les hommes n'habitent pas le monde de la même façon : La piscine de l'Excelsior (p145 à 149)
Je m’installais à L’Excelsior, un immense paquebot, avec sa salle des machines, sa vie interne complexe, son immense bassin de nage, son jardin luxuriant, et surtout ses soixante-huit cabines empilées sur six ponts. L’une d’entre elles, sans doute la moins enviable de toutes, me fut réservée au rez-de-chaussée. Je fus engagé en tant qu’intendant avec une promesse de requalification de mon statut en superintendant si, au bout de trois années d’exercice, je donnais satisfaction. C’est ainsi que, bien loin de porter la tenue de commandant du navire, j’enfilais la combinaison kaki de factotum de L’Excelsior.
Ma première année fut un interminable cauchemar. Il me fallut combattre la fatigue, le découragement, les ténèbres. Submergé par les tâches communes, les demandes individuelles, les pannes, l’entretien courant démultiplié par la violence de l’hiver, je fus à plusieurs reprises sur le point de démissionner. Je perdis neuf kilos durant le premier exercice. Et le sommeil, une nuit sur deux. Je vivais constamment dans le ventre de la bête. Au bout de six mois, j’étais devenu incapable de mettre un nom sur les visages des résidents croisés dans les parties communes. […]
Avec leurs épines dressées comme des poignards, les rosiers m’attendaient dans le jardin et je devais les traiter et les tailler à la bonne saison, en biais, toujours à trois bourgeons sur les rameaux faibles. Et les emmailloter pour l’hiver. Et ensuite m’occuper des sureaux, des amélanchiers, des cèdres bleus d’Himalaya, des hydrangées, ramasser les feuilles d’automne larguées en grappe par le bouquet d’érables. Et le gazon qui avait toujours soif en été, qu’il fallait garder impeccablement vert, et « coupé court », « mais pas trop ras non plus ». Et la piscine dans laquelle je me suis noyé plus d’une fois, incapable de maintenir les équilibres de ces 230 000 litres d’eau qui ne demandaient qu’à tourner de l’œil en voyant s’effondrer leur pH, ou à se livrer à des excentricités biologiques en invitant toute une colonie d’algues transformant, selon leur état de forme, le bassin en un grand réservoir de laiterie ou lui conférant au contraire les tonalités peu engageantes de l’épinard. Avant que la piscine ne soit traitée au sel, je bataillais comme je le pouvais avec du chlore quatre actions, du pH + et des bidons de floculent liquide pour précipiter au fond toute cette merde que je devais ensuite aspirer et rejeter à l’égout. Outre le coût indécent de l’opération, c’était une tâche toujours longue, surveillée de près et rythmée par les impatiences des propriétaires sanglés dans leurs maillots de bain. Ces micro-organismes dévoraient ma vie et m’obligeaient parfois à me rendre au chevet du bassin en pleine nuit pour constater l’étendue des dégâts, avant que les propriétaires ne se lèvent et ne découvrent la situation. Jusqu’à ce que ces eaux de divertissement soient traitées au sel et uniformément maintenues à 28 degrés par un système de chauffage électrique de fin avril à mi-octobre, je vécus en permanence, à la belle saison, avec ces 230 000 litres d’eau qui se balançaient au-dessus de mes nuits, susceptibles à chaque instant de rompre le pacte et de me submerger de honte.
Oui, cette piscine fut longtemps pour moi une source d’inquiétude et d’infinis désagréments. […]
En outre, tous les exercices de complications caractérisant ce bassin ne disparaissaient pas avec la fin des beaux jours. Car dès l’automne commençaient les procédures de vidange durant lesquelles les 230 mètres cubes de la cuve étaient expédiés à l’égout pour éviter qu’au cœur de l’hiver le gel ne fracture la maçonnerie et toute la tuyauterie. Bien que l’opération fût indispensable, jamais je ne pus me résoudre à enclencher ce protocole sans éprouver une véritable honte et le sentiment de commettre une mauvaise action. 230 000 litres bichonnés au chlore, puis, plus tard, étrillés au sel, chauffés au degré près six mois durant pour que la plupart des résidents puissent, sans frissonner, pratiquer leur nage indienne, et puis, d’un coup, tirer la chasse et expédier la pure marée de ce petit océan urbain vers les oubliettes de leurs commodités. […]
Ensuite, il ne restait plus qu’à attendre la neige qui recouvrirait d’une couche d’amnésie cette béance bleue jusqu’à l’année suivante.
© Photo: Cannes Beach Residence
Tous les hommes n'habitent pas le monde de la même façon : Le Beaver de Winona - p169 à 173
Comme cela a déjà été consigné, mon emprisonnement eut lieu à la prison de Bordeaux, située boulevard Gouin, en bordure de la rivière des Prairies, presque à portée d’injures de mon domicile, L’Excelsior. Et comme si le destin avait voulu m’assigner à résidence dans ce quartier, il m’avait fait rencontrer Winona, toujours sur ce même boulevard, longeant cette même rivière servant d’hydrobase à quelques petits avions montés sur flotteurs et qui assuraient, à la demande, le transport de colis et de passagers, de lac en lac, dans un rayon de 300 kilomètres de Montréal. La toute petite société pour laquelle travaillait Winona Mapachee s’appelait Beav’Air, un jeu de mots sur la dénomination des trois avions utilisés par la compagnie: des Beaver DHC2 construits par De Havilland, indestructibles petits monomoteurs qui depuis le 16 août 1947, jour du premier envol, traversaient tous les ciels du monde, se montrant capables de s’adapter à la nature en chaussant selon les caprices des sols et des saisons, des flotteurs, des pneus, ou des patins.
En cette matinée de mai 1995, Noël Alexandre, le premier ministre de notre immeuble, me demanda si j’avais le temps d’aller […] chercher un ami qui devait se poser sur l’hydrobase aux alentours de midi.
L’emplacement n’avait rien d’enchanteur mais correspondait aux standards et aux types de services rustiques fournis par la compagnie. Une anse dans le cours de la rivière, une petite maison de bois pour abriter la rédaction des formalités, et de solides pontons pour faciliter la descente des passagers et assurer l’arrimage des appareils.
Avec le bruit caractéristique de son moteur Pratt et Whitney, l’avion se présenta en provenance du nord. Abaissant progressivement son altitude, il dépassa l’hydrobase, direction sud, puis vira à 180 degrés pour se présenter en ligne avec les eaux, déposer ses flotteurs et glisser vers la rive comme un gros palmipède qui s’accorde une pause. À bord, trois passagers, dont l’ami d’Alexandre, monsieur Nova, ses trois sacs de voyage, son chien crotté et son buisson de cannes à pêche. Tandis que j’essayais d’extirper tout ce matériel de la cabine, quelqu’un me dit: « Vous n’y arriverez pas comme ça. » C’était Winona Mapachee, pilote de l’appareil, qui s’empara de·tout le fatras et l’empila en un ordre parfait sur le bord de la rive. Je la regardai vérifier les points d’arrimage de l’hydravion, ouvrir une trappe latérale, récupérer des cartes et une sacoche de cuir, puis s’éloigner dans sa combinaison bleu marine vers la cabane qui devait tenir à la fois de lieu de siège social, de bureau d’escale, de salle d’enregistrement, de salle d’embarquement et de restaurant, grâce à son distributeur de barres de céréales et de muffins cellophanés.
« Ça va bien? Le chien aussi? Vos sacs sont là. Tout est réglé, vous pouvez y aller. » Le tout en moins de quinze secondes. Il ne faut généralement pas très longtemps pour deviner, dans une relation, à quel type de femme on a affaire. En l’espèce, dès les premières secondes, je compris que Winona Mapachee, Algonquine par son père, Irlandaise par sa mère, appartenait à la catégorie de celles qui vivent avec la conscience, à chaque seconde, de ce que la vie est beaucoup trop courte et précieuse pour accepter de la ralentir dans les files d’attente des problèmes subalternes.
La logique eût voulu que notre relation en restât là, au stade de ce débarquement express au cul d’un Beaver, en bordure de la rivière des Prairies, boulevard Gouin. Mais la vie, au hasard de ses jeux, a ses astuces pour rapprocher les êtres qu’elle a décidé de perdre. En l’occurrence, ce fut la distraction de l’ami de Noël Alexandre qui me ramena en un spectaculaire virement de bord vers celle qui allait devenir ma femme. C’était tout bête : Nova avait oublié tous ses papiers d’identité, ses moyens de paiement et son passeport dans une sacoche laissée à l’intérieur de sa cabane de pêche, à deux heures d’ici vers le nord, sur le lac de Sacacomie, près de Saint-Alexis-des-Monts. Et il était incapable de reprendre l’avion pour récupérer son bien, bloqué qu’il était par un fulgurant lumbago. Une nouvelle fois, Alexandre me demanda si j’aurais la grâce de jouer les pigeons voyageurs, et d’aller en Maskinongé récupérer ce qui devait l’être.
Winona vérifia mes sangles, lança le moteur, actionna quelques interrupteurs et nous éloigna lentement de la rive jusqu’à positionner l’avion au milieu de la rivière. La suite ne ressembla à rien de ce que je connaissais. Comme une oie sauvage qui s’envole, le Beaver appuya ses pattes sur la surface des eaux, puis au fur et à mesure qu’il gagnait en vitesse, s’extirpa doucement du courant pour s’élever dans le ciel, emporté par le fracas ordinaire de vibrations conçues dans les années 50. Dans ce temps de printemps, Winona volait à vue et rebondissait par instants sur d’invisibles turbulences. Elle possédait gravée dans sa mémoire toute la cartographie de ce territoire et, à l’image des grandes voiles de bernache tout à leur migration, s’orientait en suivant son instinct qui l’amenait toujours où elle devait se rendre. Soudain, le lac apparut comme un acteur qui entre en scène. Elle fit ses approches coutumières entre les îles qui le parsemaient, s’aligna sur le cœur d’une balise imaginaire, toucha l’eau du bout des pattes et glissa en douceur vers la rive. Lorsque le moteur cessa son vacarme on n’entendit que le clapotis de l’eau chantant sur le flanc des flotteurs.
Le ponton mobile, la cabane sommaire, la sacoche Nova, ses mille trésors, les bruits de la forêt, le vol des oiseaux, le sentiment d’être au bon endroit, au moment adéquat, le regard de Winona qui dit que c’est maintenant, ses mains qui glissent dans mes poches, le contact de ses doigts, les miens qui s’accrochent au miracle, la friction des vêtements, le froissement des corps, le claquement des peaux, le monde qui devient tout petit, le monde et toutes ses affaires, avec ses piscines pourries et ses moyens de paiement, le monde des Suisses et celui des Danois, tout ce monde dont je vérifiais chaque jour les colonnes d’extraction, tout ce monde-là disparut aussi longtemps qu’en nous dura la lumière, ce bref éclair illuminant la vie comme une fusée de détresse.
Winona avait une manière très directe de considérer et de traiter les choses. Après avoir enfilé sa combinaison et allumé une cigarette, elle m’a dit : « Quand je t’ai vu revenir ce matin à l’hydrobase j’ai pensé immédiatement : c’est avec cet homme-là que je vais finir ma vie. Maintenant on embarque. Referme bien la porte et n’oublie pas la sacoche. »
Winona mena le Beaver faire un petit tour sur l’eau, longea les îles à la manière d’un pagayeur sur son canoë, dérangea un petit congrès de loutres, quelques migrateurs fatigués, puis aligna son cap vers le sud, envoya un flot d’essence dans les gicleurs du bloc R985 Wasp Junior, et les 450 chevaux de son 9 cylindres en étoile transmirent leur puissance à l’hélice bipale Hamilton Standard qui se chargea de fileter patiemment la résistance de l’air pour nous ramener à Montréal, sacoche en main, cœurs en bandoulière.
Musique : Erik Satie – Intégrale interprétée par Jean-Noël Barbier
© Early Music, 1985
Bonjour,
Merci, la voix porte si bien ce monde inégalitaire ! Je rajouterais donc au titre déjà si évocateur: « et tous les hommes ne le comprennent pas et ne le subissent pas de la même façon » et pour les femmes …oups !
Bonne continuation!