Ses écrits nous accompagnent depuis longtemps, aux Mots à la Bouche.
Depuis notre lecture scénique sur les « Femmes de mai 68 » mais aussi lors de celles consacrées aux autrices comme « Eclats de femmes », ou encore à l’occasion des Journées internationales des droits des femmes, cette autrice, femme de lettres engagée depuis longtemps dans toutes les luttes sociales avait bien sa place dans nos spectacles.
Annie Ernaux vient de recevoir le prix Nobel de littérature 2022.

Nous vous proposons trois extraits des Années, lus à l’occasion de Mai 68  et je pense bien que certains et certaines d’entre vous pourront se reconnaitre dans cette peinture sociale si précise qui parcourt toute l’oeuvre d’ Annie Ernaux.

Deux liens vers un article et une émission radio :

https://www.radiofrance.fr/franceculture/grille-programmes?date=06-10-2022

https://linsoumission.fr/2022/10/06/annie-ernaux-prix-nobel-de-litterature/

 

LES ANNEES, 2008

Ed QUARTO Gallimard, 2011
Extrait 1 p. 981

L’arrivée de plus en plus rapide des choses faisait reculer le passé. Les gens ne s’interrogeaient pas sur leur utilité, ils avaient simplement envie de les avoir et souffraient de ne pas gagner assez d’argent pour se les payer immédiatement.
Ils s’habituaient à rédiger des chèques, découvraient les « facilités de paiement », le crédit Sofinco. Ils étaient à l’aise avec la nouveauté, tiraient fierté de se servir d’un aspirateur et d’un sèche-cheveux électrique. La curiosité l’emportait sur la défiance. On découvrait le cru et le flambé, le steack tartare, au poivre, les épices et le ketchup, le poisson pané et la purée en flocons, les petits pois surgelés, les coeurs de palmier, l’after-shave, l’Obao dans la baignoire et le Canigou pour les chiens.
Les Coop et Familistère faisaient place aux supermarchés où les clients s’enchantaient de toucher la nourriture avant de l’avoir payée. On se sentait libre, on ne demandait rien à personne. Tous les soirs les Galeries Barbès accueillaient les acheteurs avec un buffet campagnard gratuit. Les jeunes couples des classes moyennes achetaient la distinction avec une cafetière Hellem, l’Eau sauvage de Dior, une radio à modulations de fréquences, une chaîne hi-fi, des voilages vénitiens et de la toile de jute sur les murs, un salon en teck, un matelas Dunlopillo, un secrétaire ou un scriban, meubles dont ils avaient lu le nom seulement dans des romans.
Ils fréquentaient les antiquaires, invitaient avec du saumon fumé, des avocats aux crevettes, une fondue bourguignonne, lisaient Playboy et Lui, Barbarella, Le Nouvel Observateur, Teilhard de Chardin, la revue Planète, rêvaient sur les annonces d’appartements « de grand standing », avec dressing-room, dans des « Résidences » – le nom seul était déjà le luxe -, prenaient l’avion pour la première fois en masquant leur angoisse et s’émouvaient de voir des carrés verts et dorés au-dessous d’eux, s’énervaient de ne pas avoir encore le téléphone qu’ils réclamaient depuis un an. Les autres ne voyaient pas l’utilité de l’avoir et continuaient d’aller à la Poste, où le guichetier composait leur numéro et les envoyait dans la cabine.

Les gens ne s’ennuyaient pas, ils voulaient profiter.

Morceau choisi « Les filles »
« Les années » page 73,  édition Gallimard

La honte ne cessait pas de menacer les filles. Leur façon de s’habiller et de se maquiller, guettée par le trop : court, long, décolleté, étroit, voyant, etc., la hauteur de leurs talons, leurs fréquentations, leurs sorties et leurs rentrées à la maison, le fond de leur culotte chaque mois, tout d’elle était l’objet d’une surveillance généralisée de la société. A celles qui étaient obligées de quitter le giron familial, elle fournissait la Maison de la Jeune Fille, la cité universitaire séparée de celle des garçons, pour les protéger des hommes et du vice. Rien, ni l’intelligence, ni les études, ni la beauté, ne comptait autant que la réputation sexuelle d’une fille, c’est à dire sa valeur sur le marché du mariage, dont les mères, à l’instar de leurs mères à elles, se faisaient les gardiennes : si tu couches avant d’être mariée, personne ne voudra plus de toi – sous-entendu, sauf un autre rebut du marché côté masculin, un infirme ou un malade, ou pire, un divorcé.

La fille mère ne valait plus rien, n’avait rien à espérer, sinon l’abnégation d’un homme qui accepterait de la recueillir avec le produit de sa faute.

Jusqu’au mariage, les histoires d’amour se déroulaient sous le regard et le jugement des autres.

 

Morceau choisi « Le régiment »
« Les années » pages 51-52,

Les garçons étaient fiers de partir au régiment et on les trouvait beaux en soldats. Le soir du conseil de révision, ils faisaient la tournée des cafés pour célébrer la gloire d’être reconnus comme de vrais hommes. Avant le régiment, ils étaient encore des gamins et ne valaient rien sur le marché du travail et du mariage. Après, ils pourraient avoir une femme et des enfants. L’uniforme qu’ils promenaient dans le quartier lors des permissions les enveloppait de beauté patriotique et de sacrifice virtuel.
L’ombre des combattants vainqueurs, les GI, flottait autour d’eux. Le drap rêche de la vareuse, effleurée quand on se hissait sur la pointe des pieds pour les embrasser, matérialisait la coupure absolue entre l’univers des hommes et celui des femmes. A les voir on éprouvait un sentiment d’héroïsme.