la tête sort du mur

par Henri Michaux, lu par Anne L

Marcel Aymé, auteur de la nouvelle « Le passe-muraille », sculpture de Jean Marais.

Une tête sort du mur

J’ai l’habitude, le soir, bien avant d’y être poussé par la fatigue, d’éteindre la lumière.

Après quelques minutes d’hésitation et de surprise, pendant lesquelles j’espère peut -être pouvoir m’adresser à un être, ou qu’un être viendra à moi, je vois une tête énorme de près de deux mètres de surface qui, aussitôt formée, fonce sur les obstacles qui la sépare du grand air.

D’entre les débris du mur troué par sa force, elle apparaît à l’extérieur (je la sens plus que je ne la vois) toute blessée elle-même et portant les traces d’un douloureux effort.

Elle vient avec l’obscurité, régulièrement depuis des mois.

Si je comprends bien, c’est ma solitude qui à présent me pèse, dont j’aspire subconsciemment à sortir, sans savoir encore comment, et que j’exprime de la sorte, y trouvant, surtout au plus fort des coups, une grande satisfaction.

Cette tête vit, naturellement. Elle possède sa vie.

Elle se jette ainsi, des milliers de fois à travers plafonds et fenêtres, à toute vitesse et avec l’obstination d’une bielle.

Pauvre tête !

Mais pour sortir vraiment de la solitude, on doit être moins violent, moins énervé, et ne pas avoir une âme à se contenter d’un spectacle.

Parfois, non seulement elle, mais moi-même, avec un corps fluide et dur que je me sens, bien différent du mien, infiniment plus mobile, souple et inattaquable, je fonce à mon tour avec impétuosité et sans répit, sur portes et murs. J’adore me lancer de plein fouet sur l’armoire à glace. Je frappe, je frappe, je frappe, j’éventre, j’ai des satisfactions surhumaines, je dépasse sans effort la rage et l’élan des grands carnivores et des oiseaux de proie, j’ai un emportement au-delà des comparaisons. Ensuite, pourtant, à la réflexion, je suis bien surpris qu’après tant de coups, l’armoire à glace ne soit pas encore fêlée, que le bois n’ait pas eu même un grincement.