Afin de changer un peu de région, dès que ce titre « Chanson Bretonne » est venu interpeller ma mémoire, et mon histoire de vie un moment dans ce territoire, le voyage a commencé… Cette écriture, comme si j’y étais encore, m’a accompagnée tout au long du récit. Puis le retour à Nice, son lieu de naissance, pendant le cruel moment de la guerre, son vécu dans la montagne proche, avec une envie, là aussi d’une « guérison familiale totale », indispensable à son cœur d’enfant, l’ont conduit à rendre nécessaires, toutes les aventures qui vont jalonner son parcours d’écrivain… Si vous aimez les voyages, alors, démarrez avec des airs de musiques traditionnelles : bombarde, biniou, harpe celtique.. puis «Nissa la Bella », et enfin percussions africaines… Enchantez-vous !   Maud

          » Si j’examine les circonstances qui m’ont amené à écrire – je ne le fais pas par complaisance, mais par souci d’exactitude – je vois bien qu’au point de départ de tout cela, pour moi, il y a la guerre.
La guerre, non pas comme un grand moment bouleversant où l’on vit des heures historiques. Non, la guerre pour moi, c’est celle que vivaient les civils, et surtout les enfants très jeunes. Pas un instant elle ne m’a paru un moment historique. Nous avions faim, nous avions peur, nous avions froid, c’est tout.  (…)

En revanche, dans les années qui ont suivi la guerre, je me souviens d’avoir manqué de tout, et particulièrement de quoi écrire et de quoi lire. Faute de papier et de plume à encre, j’ai dessiné et j’ai écrit mes premiers mots sur l’envers des carnets de rationnement… »
(Extrait du discours de JMG Le Clézio lors de l’attribution du Prix Nobel en 2008)

Chanson Bretonne suivie de l’enfant et la guerre J.M.G Le Clézio Gallimard 2020

Bien que je n’y sois pas né, et que je n’y ai jamais vécu plus de quelques mois chaque été, entre 48 et 54, c’est le pays qui m’a apporté le plus d’émotions et de souvenirs – l’Afrique, c’était une autre vie, et quand elle a pris fin en 48, puis lorsque mon père est revenu vivre en France dans les années 50, je l’ai oubliée, non pas rejetée, mais effacée, comme quelque chose d’impossible, d’irréel, de trop grand, peut-être de dangereux. La Bretagne, c’était familier – familial. Puisque j’ai grandi avec l’idée que nous, (ceux de notre nom, à mon père et à ma mère, ceux de notre origine), étions des Bretons et qu’aussi loin que nous puissions remonter nous étions reliés par ce fil invisible et solide à ce pays.

Sainte Marine

Sainte-Marine, c’était cette longue rue que nous abordions, ma famille et moi, chaque été, venant du sud de la France à bord de la Renault Monaquatre antédiluvienne de mes parents, pour trois mois de vacances idéales, de liberté, d’aventure, de dépaysement.  Si je reviens au village de mon enfance, ce village d’été où je suis allé chaque année, sitôt l’école finie, Sainte Marine, je ne reconnais aujourd’hui à peu près rien. La longue rue qui va de l’entrée vers la pointe de Combrit est toujours bien là où elle était, pas plus large ni rectiligne. Je vois la cale du port, les vieilles maisons, l’abri du marin, la chapelle mignonne. Tout est à la même place, mais quelque chose a changé. Bien sûr le temps est passé, sur moi et sur les maisons, le temps a usé et repeint, a modifié l’échelle, a modernisé le paysage. La route est goudronnée, et surtout bariolée de peinture blanche, ces signalisations qui tracent les places de stationnement, créent des chicanes, des pointillés, des stops. On a construit des ronds-points pour contrôler le flux des voitures, des portiques en bois pour interdire le passage des camping-cars, des panneaux pour réglementer le stationnement, des bornes et des arceaux pour l’interdire. Les cafés sont apparus, les crêperies avec terrasses et parasols, les magasins de cartes postales et de souvenirs. Tout cela brille d’un vernis de modernité provinciale, une sorte d’imperméabilisant pour rendre le village étanche au temps, pour le protéger des atteintes contre le passé, un vernis au tampon sur un meuble d’Antiquaire. […]

C’est ici pourtant que j’ai découvert tous ces jours, chaque année, chaque été, que j’ai rempli ma tête d’images, que j’ai découvert mon enfance. […]

Les gosses de Sainte-Marine (dont nous faisions partie), c’étaient pour la plupart, les fils et filles des pêcheurs qui peuplaient le village. Il y avait bien quelques étrangers, dans les belles villas des bords de l’Odet.  Mais nous ne les apercevions que rarement, à la chapelle les jours de messe. Ils nous semblaient curieux, c’est à dire très différents des enfants bretons. […]

Les gosses du village que nous fréquentions (…) ils parlaient tous breton, comme leurs parents et leurs grands-parents. Ensuite en grandissant, ils ont perdu l’usage de la langue, non parce qu’ils l’oubliaient, mais parce que c’était leur langue d’enfance, la langue d’avant quand on n’a pas besoin de gagner sa vie, ni de réussir ses études. Je me souviens d’eux tous, Yanik, Mikel, Pierrik, Ifik, Paol, Erwan, Fanch, Soizik, devenus médecins, avocats, marins de la marchande, commandants de port ou pilotes, et les filles devenues mères de famille, ou grand-mères, et qui ont à un certain moment de leur vie décidé d’arrêter de parler leur langue pour devenir français. Pourquoi ? Pourquoi n’ont-ils pas résisté ? Pourquoi ont-ils cru que la langue bretonne les rejetait dans une catégorie inférieure, les condamnerait à la misère ou à l’ignorance ?

Ceux de mon âge (ces garçons et ces filles avec qui nous jouions et nous interpellions en breton), se souviennent qu’on était puni à l’école si on parlait breton, même pendant la récréation. C’étaient les directives de l’Éducation nationale, qui étaient appliquées par des maîtres, qui eux-mêmes parlaient le breton. Le français était la langue de la république.[…]

Les traces de la guerre je les voyais partout. Nous vivions encore, pour une part dans un temps de guerre. Si je pense à cette époque, somme toute très brève, de l’enfance, ces environ dix, douze ans qui se terminent par l’entrée dans le monde adulte, la Bretagne prend un sens très différent de celui qu’elle a aujourd’hui à mes yeux. La Bretagne, particulièrement ce pays bigouden que ma mère aimait par-dessus tout, ce pays où elle reçut la demande en mariage de mon père, où elle a accouché de mon frère  et où elle est revenue se réfugier trois mois après ma naissance à Nice, et qu’elle a dû quitter à regret lorsque la Kommandantur allemande a décidé d’expulser tous les non-résidents, est un lieu de guerre et de ruines, même si je n’ai aucun souvenir de cette période, et que mes premiers souvenirs sont davantage attachés à l’arrière-pays niçois où nous étions réfugiés.

 

Si vous avez aimé, et que vous voulez en savoir un peu plus, surveillez bien vos alertes, la deuxième partie arrive bientôt !