En guise d’hommage à celui qui ne nous a pas quittés…
… depuis le début de nos lectures à voix haute, le texte ci-dessous ayant d’ailleurs été mis en exergue sur notre tout premier site, il y a douze ans maintenant.

Dans cet article, nous sommes deux lectrices pour un auteur, avec un extrait de « Une petite robe de fête » et de « La plus que vive » 

Une petite robe de fête, Christian Bobin

par Marie-Pierre

Christian BOBIN

Un petite robe de fête  (Gallimard 1991)

Prologue

Au début on ne lit pas. Au lever de la vie, à l’aurore des yeux. On avale la vie par la bouche, par les mains, mais on ne tache pas encore ses yeux avec de l’encre. Aux principes de la vie, aux sources premières, aux ruisselets de l’enfance on ne lit pas . (…)

Au début il y a les terres immenses du jeu, les grandes prairies de l’invention, les fleuves des premiers pas, et partout alentour l’océan de la mère, les vagues battantes de la voix maternelle. Tout cela c’est vous, sans rupture, sans déchirure. Un espace infini, aisément mesurable. Pas de livre là-dedans. Pas de place pour une lecture, pour le deuil émerveillé de lire. D’ailleurs les enfants ne supportent pas de voir la mère en train de lire. Ils lui arrachent le livre des mains, réclament une présence entière, et non pas cette présence incertaine, corrompue par le songe.

La lecture entre bien plus tard dans l’enfance. Il faut d’abord apprendre, et c’est comme une souffrance, les premiers temps de l’exil. (…)

C’est un mystère, la lecture. Comment on y parvient, on ne sait pas. Les méthodes sont ce qu’elles sont, sans importance. Un jour on reconnaît le mot sur la page, on le dit à voix haute, et c’est un bout de dieu qui s’en va, une première fracture du paradis. On continue avec le mot suivant, et l’univers qui faisait un tout ne fait plus rien que des phrases, des terres perdues dans le blanc de la page. On est à l’école, on fait son métier d’enfant. Il y a, c’est vrai, un grand bonheur de cette perte-là, de cette trouvaille première de la lecture, de sa capacité à déchiffrer une page, à contempler les ombres. (…) Après, après cette première fin du monde, autre chose commence. Pour beaucoup, l’ennui.

(…) Plus de joie là-dedans, pas non plus de plaisir:rien que de l’obéissance, ce qu’il faut d’obéissance pour aller jusqu’à la fin des études, aux portes du désert. Après tu ne lis rien, même pas le journal tu fais partie de ces gens qui n’ont pas un seul livre dans leur maison – ces gens-là, un vrai mystère  pour les écrivains, ces maisons sous les sables, ces vies où rien ne peut entrer, ni le diable ni les livres. Parfois un dictionnaire, une encyclopédie vendue par un représentant plus malin que les autres, mais on ne les lira pas, c’est pour les enfants, pour le futur, pour les mauvais jours, c’est comme un meuble, un meuble un peu étrange, pas en chêne ou en pin, un petit meuble de vingt volumes papier, payé par traites, on n’y touchera pas. Parfois aussi il se passe quelque chose, pour quelques-uns, moins nombreux, bien moins nombreux. Ceux-là sont les lecteurs. Ils commencent leur carrière à l’âge où les autres abandonnent la leur: vers huit, neuf ans. Ils se lancent dans la lecture et bientôt n’en finissent plus, découvrent avec joie que c’est sans fin. Avec joie et frayeur ils s’en tiennent au début, à la première expérience. Elle est indépassable. Ils liront jusqu’au soir de leur vie en s’en tenant toujours là, au bord de la première découverte, celle de la solitude, solitude des langues, solitude des âmes. Avec ravissement ils quittent le monde pour aller vers cette solitude.(…)

D’un côté ceux qui ne lisent jamais. De l’autre ceux qui ne font plus que lire. Il y a bien des frontières entre les gens. L’argent, par exemple. Cette frontière-là, entre les lecteurs et les autres, est plus fermée encore que celle de l’argent. Celui qui est sans argent manque de tout. Celui qui est sans lecture manque du manque. La muraille entre les riches et les pauvres est visible. Elle peut se déplacer ou s’effondrer par endroits. La  muraille entre les lecteurs et les autres est bien plus enfoncée dans la terre, sous les visages. Il y a des riches qui ne touchent aucun livre. Il y a des pauvres qui sont mangés par la passion de lire. Où sont les pauvres, où sont les riches. Où sont les morts, où sont les vivants. C’est impossible à dire. Ceux qui ne lisent jamais forment un peuple taciturne. Les objets leur tiennent lieu de mots. (…).

Dans la lecture on quitte sa vie, on l’échange contre l’esprit du songe, la flamme du vent.

 (…) Il y a la main blanche de ceux qui ont pour eux l’argent. Il y a la main fine de ceux qui ont pour eux le songe. Et il y a tous ceux qui n’ont pas de main -privés d’or, privés d’encre. C’est pour ça qu’on écrit (…) : pour aller des uns vers les autres. Pour en finir avec le morcellement du monde, pour en finir avec le système des castes et enfin toucher aux intouchables. Pour offrir un livre à ceux qui ne le liront jamais.

Lors de la lecture scénique Aimer encore, aimer toujours le 19 novembre dernier, Anne B. a lu un extrait de La plus que vive.
Christian Bobin était encore parmi nous. Il déclarait récemment “ Je rêve toujours d’accéder à une écriture qui, tout en étant heureuse, n’oublie rien du malheur des hommes, ne soit pas uniquement ni premièrement distrayante, mais d’abord éclairante.“ Ses paroles, ses écrits, n’ont pas fini de nous accompagner, nous ses lecteurs et lectrices.

Christian BOBIN                 
La plus que vive

Éditions : Gallimard Collection L’un et l’autre 1996

Je n’ai jamais pu supporter la moindre critique te concernant. Que l’on prononce sur toi la moindre parole blessante, la plus légère réserve, je l’entends, je n’oublie pas, je garde. Je ne m’en sers pas mais c’est là, comme un abîme entre moi et ceux qui, un jour, ne serait-ce qu’une fois, auront émis un doute sur toi. c’est ma façon d’aimer. C’est la seule que je connaisse. Ce n’est pas que tu sois parfaite. Ce n’est pas non plus que tu sois une sainte. [….]
De toi, il ne m’est jamais venu que du bien. Ou plus précisément, plus merveilleusement : même quand de toi il me venait du mal, ce mal tournait immédiatement en bien. Tu m’as fait connaître, pourquoi le taire, le grand délire de la jalousie. Rien ne ressemble plus à l’amour et rien ne lui est plus contraire, violemment contraire. (…)

Un jour, c’est un jour d’été, nous nous baignons dans les eaux de Montaubry près du Creusot, nous nageons l’un à côté de l’autre, je ne peux m’empêcher de te parler même dans l’eau, j’ai toujours mille choses à te dire, et me vient en tête, dans l’eau, sous le soleil, cette définition de toi, sachant que tu échappes à toute définition, je te dis, tu veux savoir qui tu es pour moi, eh bien voilà : tu es celle qui m’empêche de me suffire. j’ai une grande puissance de solitude. Je peux rester seul des jours, des semaines, des mois entiers. Somnolent, tranquille. Repu de moi-même comme un nouveau-né. C’est cette somnolence que tu es venue interrompre. c’est cette puissance que tu as renversée. Comment pourrai-je jamais t’en remercier ? On peut donner bien des choses à ceux que l’on aime. Des paroles, du repos, du plaisir. Tu m’as donné le plus précieux de tout : le manque. Il m’était impossible de me passer de toi, même quand je te voyais tu me manquais encore. Ma maison mentale, ma maison de cœur était fermée à double-tour. Tu as cassé les vitres et depuis l’air s’y engouffre, le glacé, le brûlant, et toutes sortes de clartés. Tu étais celle-là, Ghislaine, tu l’es encore aujourd’hui, celle par qui le manque, la faille, la déchirure entrent en moi pour ma plus grande joie. C’est le trésor que tu me laisses : manque, faille, déchirure et joie. Un tel trésor est inépuisable. Il devrait me suffire pour aller de « maintenant » en « maintenant » jusqu’à l’heure de ma mort.