Otto DIX, Estampe
Bernard Maris, né le 23 septembre 1946 à Toulouse, était un économiste écrivain et journaliste, connu sous le pseudonyme d’Oncle Bernard, sous lequel il publiait ses textes dans « Charlie Hebdo ». Il fut assassiné le 7 janvier 2015 à Paris lors de l’attentat au siège du journal. Gendre de Maurice Genevoix, il présidait l’Association « Je me souviens de ceux de 14 » dédié à la mémoire de celui-ci. Il vivait dans la maison de l’écrivain, en bord de Loire avec sa femme Sylvie, journaliste et romancière, décédée le 20 septembre 2012.
Maud T.
Extraits p.13-22
J’écris ces lignes sur le bureau de Maurice Genevoix, sa «vieille table» évoquée dans Trente mille jours, au premier étage de sa maison des Vernelles. En face, la Loire, sa Loire chérie, qui coule éternelle et douce, comme la douce France. A mon doigt la chevalière qu’il porta toujours après les combats, offerte par Paul Dupuy, le secrétaire général de Normale Sup, conscient d’avoir découvert l’un des plus grands écrivains de sa génération. Sur ce bureau, sa pipe de poilu, le portefeuille ensanglanté du sang de sa deuxième blessure. Dans mon dos, ouverte sur sa présence, la chambre où naquit sa fille, ma belle Sylvie*.
Comment ignorer Genevoix ? Comment avoir pu ignorer Ceux de 14, l’ouvrage le plus vrai, « le plus authentique écrit sur la guerre de 14». […]
J’ai découvert Genevoix avec Sylvie. On doit bien à sa fille dont on est fou amoureux de lire son père. Beaucoup, parmi ceux qui ont lu Ceux de 14, ont évoqué cette transe qui les empêchait de s’arrêter de lire […]
Des années passèrent. J’y retrouvais Sylvie pour ne plus la quitter. La maison des Vernelles fut notre premier voyage, puis les champs de bataille, et d’abord Les Eparges* « Pourquoi ton père ne parle-t-il jamais de Jünger ? – Il ne l’a sans doute pas lu. »[…]
Sylvie passa une journée ensoleillée avec Julien Gracq au bord de la Loire, ils se promenèrent et parlèrent…de littérature, tiens donc! Elle fût étonnée par la connaissance qu’il avait de l’œuvre de son père, même si elle savait que la Loire était pour l’homme de Saint-Florent-le-Vieil, une de leurs amours communes. Elle n’ignorait pas qu’il fût lié avec Jünger après-guerre et tint Sur les falaises de marbre, comme un très grand roman. Elle parla du Balcon en forêt, Gracq la remercia et évoqua La Forêt perdue, qui, dit-il, pouvait être le point de jonction entre lui et Genevoix. Curieusement il lui demanda pourquoi son père n’avait jamais rencontré Jünger, après un silence étonné de Sylvie, il eut ce mot, qui la bouleversa, et qui n’était pas la flatterie d’un homme qui n’en usait jamais : « On relit Genevoix, on ne relit pas Jünger. »
Sylvie me rapporta ces paroles avec un grand sourire parce qu’elle ne relisait pas non plus Jünger. Ce n’est pas exact, on relie Jünger et d’abord, Orages d’acier, « le plus beau livre de guerre », écrit Gide dans son journal en 1942. Gide peu adepte du genre pourtant : lorsque Genevoix lui rendit visite peu après son Goncourt, il lui avoua en le raccompagnant avoir eu peur de rencontrer… un « écrivain de guerre ». […]
Genevoix fut à l’origine de la création du Mémorial de Verdun. De Gaulle lui demanda de faire le discours du cinquantenaire de la bataille. Il allait toujours aux cérémonies d’anciens combattants, qu’il ne méprisait pas et dont il voulait jusqu’au terme de sa vie être le grand témoin. […] Lors du 24 juin 1979, Ernst Jünger était présent, fut salué par monsieur Vigneron, maire et conseiller général de la Meuse. Cette fois Genevoix était absent.
Il y a quelque chose d’assez mystérieux dans cette ignorance réciproque des deux plus grands écrivains de la guerre. C’est un peu de ce mystère que nous décidâmes de percer, Sylvie et moi.
Ils avaient fait la même guerre, s’étaient battus l’un contre l’autre le 25 avril 1915 aux Eparges*, furent blessés ce même jour. Genevoix envoyé pour colmater les brèches faites par le régiment de Jünger, touché de trois balles et laissé pour mort, Jünger «sauvé» par une blessure qui le soustrait d’une bataille qui décime son régiment. Ils décrivent les mêmes actions, les mêmes horreurs, les mêmes regards, les mêmes joies ; mais il nous apparut assez vite que justement, ils n’avaient pas fait la même guerre. Il y avait quelque chose d’inconciliable entre eux et peut-être d’irréconciliable. Pourtant deux hommes dans la même bataille, deux guerriers terribles, deux tueurs, deux chefs remarquables sous le «feu», deux «intuables», deux écrivains qui trouvent leur style dans les bombardements, la boue et les charniers, deux hommes respectueux de la patrie de l’autre, (Genevoix, grand lecteur de Hölderlin, auteur de romans situés en Allemagne, Jünger francophone et sans doute plus francophile que Genevoix n’était germanophile, même s’il parlait couramment allemand et si Sylvie passait ses vacances d’hiver en Autriche ou en Allemagne), deux amoureux de Maupassant, de Stendhal, et pourtant deux hommes qui ne témoignaient pas de la même chose.[…]
Et sans cesse, je relirai, nous relirons Orages d’acier et Ceux de 14, tellement nous sommes saisis par leur beauté. Il n’est de beauté sans vérité, c’est ce que nous enseignent les poètes. Et la vérité des textes de Genevoix et de Jünger atteint parfois celle d’Homère, mais par des prismes différents, comme si les deux auteurs regardaient deux faces d’une même pierre posée au milieu des hommes depuis l’origine des temps. Regardons la pierre fascinante de la guerre et cherchons à comprendre les hommes, leur passion pour la mort et pour la vie…
*Sylvie Genevoix, fille de l’écrivain, journaliste et romancière, décédée le 20 septembre 2012.
*La butte des Eparges est située sur les Hauts de Meuse. Cette sanglante bataille fut engagée en février-mars 1915 pour reconquérir la crête des Eparges, position d’observation sur les Hauts-de-Meuse convoitée à tort, puisqu’elle n’offrait aucune vue sur la plaine de Woëvre (à la fin de la bataille, l’avance française est de quelque 500 mètres ; environ 2000 soldats français y sont morts). Ce secteur fut le cadre de la rencontre tragique entre les écrivains mobilisés et la Grande Guerre : Alain Fournier, Louis Pergaud, tous deux tués en 1914, Jean Giono, (aux Eparges en 2016), Ernst Jünger et l’Académicien Maurice Genevoix.