En préfiguration de notre nouvelle lecture scénique « La marche, une aventure humaine », voici des extraits plus larges du livre de Bernard Ollivier « La vie commence à 60 ans ».

Bernard Ollivier entreprit de longues marches dès sa mise à la retraite. Après le chemin de Saint Jacques de Compostelle (relaté dans ce livre), il est allé à pied jusqu’en Chine (aventure relatée dans son livre « Longue marche, à pied de la Méditerranée jusqu’en Chine par la route de la soie » – 2000, 2016).

Chemin faisant, il a bâti un projet de réinsertion, par la randonnée au long cours, pour des jeunes délinquants, en substitution de peines classiques. Ces expériences humaines font l’objet de son livre « Marche et invente ta vie : adolescents en difficulté, ils se reconstruisent par une marche au long cours » – 2015.

Bernard Ollivier

 

La vie commence à 60 ans

 

Editions Libretto – 2012

« Quoi qu’en pensent certains de mes lecteurs, je refuse le titre de héros après mon odyssée sur la route de la Soie. Ce que j’ai fait, tout le monde peut le faire. Il s’agissait tout benoîtement de mettre un pied devant l’autre et de recommencer, et cela environ quinze millions de fois. Ça se fait depuis des millénaires sans que quiconque en tire vanité. Ce n’était pas le but qui me portait mais le chemin. »

La retraite, c’était pour les autres. Pour les vieux. Pas pour moi. J’étais jeune, moi, plein d’allant et d’énergie. Avec une furieuse envie de vivre. J’avais, comme on dit, « la forme » et je courais tous les jours ou presque pour la garder. À 58 ans, j’avais couru mon avant-dernier marathon, celui de New York. À 59 ans,  pied de nez à la vieillesse rampante, je participais en Chine aux Foulées de la soie : trois semaines d’une folle épreuve, à travers déserts et montagnes, dans une chaleur moite, étouffante, la peau tannée par le soleil. La course se déroulait par étapes et se terminait par un parcours épuisant sur la Grande Muraille. J’en suis revenu crevé, mais content et, quinze jours plus tard, je m’alignais sur le joyeux marathon du Médoc. […]

Peu à peu me venait l’idée que si la retraite me privait de tous mes repères, et d’une bonne partie de mes relations, elle me délivrait d’un poids non négligeable : l’obligation de gagner ma vie. Mais en même temps, il s’agissait de ne pas perdre de temps. Car nul ne sait quand l’horloge s’arrêtera. J’ai donc répondu rapidement à la question. Va pour marcher. Restait à trouver où porter mes pas. Je n’ai guère hésité : ce serait un chemin « habité ». […]

J’ai tout de suite pensé à Compostelle qui, en 1998, n’attirait pas les foules qui l’encombrent aujourd’hui. Créé voici onze siècles, le chemin a drainé des millions de pèlerins en sabots venus des confins de l’Europe vers la Galice où serait enterré Jacques le Majeur, l’apôtre du Christ. Quelle force mystérieuse poussait ces gens ? Quelles étaient la part de la foi, celle du calcul des autorités ecclésiastiques ? Allaient-ils seulement acheter une part de purgatoire?…

J’ai empli un sac à dos, préparé quelques vêtements, dit au revoir à mes enfants. Un matin d’avril, j’ai posé ma montre sur un meuble de mon appartement parisien, endossé mon bagage, et symboliquement jeté mon trousseau de clés dans la boîte aux lettres. Puis j’ai emprunté le boulevard de Strasbourg jusqu’à la tour Saint-Jacques. J’avais trois mois de marche et 2 300 kilomètres devant moi. Mais je ne partais pas seulement pour marcher ou m’instruire. Je m’étais fait une promesse : construire en chemin un programme de retraite.

 

« On a 60 ans et l’on croit tout savoir. J’avais cru que ma vie, avec la retraite, s’achevait. En partant pour une folle aventure, je me suis inventé une autre existence. »

Malgré une pluie battante et une première ampoule au talon droit, j’ai tout de suite éprouvé un sentiment magique de liberté. J’allais le nez au vent, immergé dans un bonheur plein. Quand la lumière a baissé, j’ai constaté que c’était le jour de fermeture de l’unique auberge du village où je m’étais arrêté. Le patron qui buvait l’apéritif avec un ami m’a ouvert la porte avec réticence. Après mes explications, il m’a tendu une paire de draps et donné – et non loué – une chambre. J’ai eu la conviction que si j’avais été en voiture, il m’aurait claqué la porte au nez. Mais voilà, sur mes deux pieds, j’étais un homme, pas seulement un client. […]

La lenteur de ma progression m’enchantait. Une lenteur toute neuve, après une vie passée à courir après les études, le travail, l’argent. Je m’efforçais d’aller lentement, je refrénais comme je pouvais une hâte qui, bien installée dans mes gènes, me poussait à accélérer. Je me dépouillais de l’urgence, de l’inutile, du superflu. […]

L’une des plus belles découvertes de ce début de voyage fut la reconstruction de mon corps anémié par l’inactivité. […]

Pour peu qu’on les sollicite, les muscles n’ont pas d’âge. Cette reconstruction me rajeunissait. Mon organisme fabriquait à jets continus cette hormone du bonheur qu’on appelle endorphine, cette drogue naturelle et bienfaisante qui me faisait presque danser malgré le poids du sac. Le rat de bibliothèque qui a dit que la marche est souffrance n’a sans doute jamais marché longtemps. […]

J’allais tranquillement dans le plaisir, sans trop d’efforts et cette joie intime rejaillissait sur ma relation aux autres. J’étais gai, arrangeant, m’amusant de l’étonnement des sédentaires que je croisais. Pour un peu, je me serais pris pour un héros, moi qui avais osé quitter ma gamelle, mes journaux et mon chauffage central.

On devrait envoyer les gens marcher pour boucher le trou de la Sécurité sociale. Ne suffirait-il pas que les retraités marchent une demi-heure chaque matin pour qu’ils abandonnent rapidement leur boîte distributrice de pilules et oublient le numéro de téléphone de leur médecin traitant ?

Sur ce chemin, chacun est attentif à l’autre. Les difficultés de la marche et du temps rendent humble. Le dépouillement égalise. Nulle ostentation dans la tenue. Impossible de détecter à première vue le riche ou le pauvre, le croyant ou l’impie, car les uns et les autres arborent pratiquement les mêmes vêtements et la symbolique coquille Saint-Jacques. La mienne était minuscule, accrochée à mon chapeau, mais j’y tenais. Ceux qui croient au ciel et ceux qui n’y croient pas foulent le même sol, dorment dans des lits semblables et vont obstinément vers Saint-Jacques en comprenant tôt ou tard que l’essentiel n’est pas le but mais le chemin. […]

Chemin faisant, j’en vins à la conclusion que j’étais redevable au destin, à la providence ou à quelque dieu protecteur, d’être finalement né à une époque et dans une société qui m’avaient donné l’occasion de m’accomplir.

De telles pensées m’ont tout naturellement conduit à l’idée que j’avais beaucoup reçu et qu’il me fallait maintenant, dans la dernière ligne droite, rendre un peu de ce qui m’avait été accordé. Mais quoi et à qui ? […]

Chaque matin, je remettais ma vie en jeu. Serai-je ce soir accueilli comme un messie ou égorgé par quelque fou convaincu que j’ai l’or de la banque de France dans mon sac ? Trouverai-je à manger et à boire avant la tombée de la nuit ? J’allais à la fois confiant et aux aguets, prêt au meilleur comme au pire. Ma vie n’était plus ce ruban uniforme et sécurisé que j’avais déroulé pendant soixante ans. Je vivais à cent pour cent, attachant d’autant plus de prix à mon existence qu’elle fut plusieurs fois menacée. Je n’aurais cédé ma place pour rien au monde, trop content d’être en forme, ni « liquidé », ni « en retraite ». […]

Sur la route, tout est neuf, rien ne presse. L’hôte ne te demande rien avant de t’ouvrir sa porte et de te sourire, de ses yeux plus ou moins bridés. Il n’ouvre pas que l’huis, mais aussi son cœur et son garde manger. Sa question la plus indiscrète tient en trois mots : « Tu viens d’où ? » L’hospitalité n’a que faire des montres. La prière qu’il t’adresse humblement est de ne pas le priver de ta présence, de rester un peu plus longtemps, un jour, une semaine… Il ne sait pas, l’ingénu, à quel point cette demande est incongrue. Il ignore, pauvre simplet, que le temps c’est de l’argent et que l’argent prime sur tout. Lui qui ne fait commerce que de fraternité et d’amitié ne sait pas que ces valeurs n’ont plus cours chez nous, qui sommes si réalistes et connaissons si bien les choses.