Manu Dibango (photo archives afp)

En juillet 2017, pour les « Rencontres de Venanson » , une petite équipe des Mots à la bouche avait concocté une lecture scénique intitulée « La voix des arts » ou Le chemin des arts, avec des textes sur la peinture, l’architecture, la musique, la sculpture… Ce texte de Christian Gailly, avait été proposé par Bernadette et lu par Franck Ba. C’est en lisant récemment des témoignages sur Manu Dibango, grand saxophoniste devant l’éternel, que j’ai retrouvé cet extrait dont le rythme colle merveilleusement à celui de la musique qu’il évoque.
Marie-Pierre 

Christian GAILLY 
BE-BOP  –  Ed. Minuit

Le soir où Cécile et Lorettu se sont connus, la rythmique tournait très bien. On a toujours du mal, enfin moi j’ai toujours du mal à dire pourquoi une rythmique tourne bien mais quand elle tourne bien, même n’y connaissant rien, peut être même surtout quand on y connaît rien, on l’entend, on le sent, les musiciens aussi le sentent, ils se regardent, ils ont le sourire.

Patrick piano, un blond clairsemé aux yeux vides, très vouté sur le clavier, Nassoy basse, le grand maigre qui a les doigts sparadrapés, Claude batterie joue comme Elvin, (Jones), on a beau lui dire que cette manière ne convient pas au bop mais çà fait rien, çà fait rien, pour l’instant tous les trois jouent très bien, ils en sont les premiers étonnés, ils se regardent, se retiennent de rire.

Yacada, yacada, cada, cada, yacada, yacada, ça va vite, ils ont pris ça sur un tempo un peu rapide,  Lorettu alto et Georges trompette vont devoir attaquer le thème à cette vitesse là, un thème de Parker, difficile, comme tous les thèmes de Parker.

Lorettu l’a beaucoup travaillé, c’est pas le thème qui l’inquiète, c’est Georges, il rentre d’Australie, il voulait s’y installer, élever des kangourous, une histoire de fou, çà n’a pas marché, les histoires de fou ne marchent jamais, sauf peut être avec Shakespeare, et encore, les comédies sont à pleurer et les tragédies à mourir de rire, en tout cas, il est resté là-bas six mois sans jouer, il a bien joué un peu depuis qu’il est rentré mais depuis qu’il est rentré il n’est plus le même, il fait la gueule, il est déprimé, il a ramené le spleen des aborigènes, et déjà sa technique, avant de partir, il ne pensait plus qu’à partir, enfin on verra bien, si Georges se fout dedans c’est pas grave, on est là chez Fernand entre copains, les habitués du bar, on joue comme çà un soir de temps en temps, le piano est naze, Patrick joue comme Monk sans le vouloir et ce soir il joue bien, Claude et Nassoy aussi, je sais ce qu’ils ont ce soir, y a des soirs comme çà, on passerait sa vie à les écouter, allez, on leur laisse encore deux passages.

Yacada, yacada.

Voilà. Lorettu regarde Georges. Il lui fait un signe de tête. Georges est très crispé. Il a gardé ses cheveux longs et sa barbe. Ils attaquent.

Cà n’a pas loupé, enfin pas tout de suite, les huit premières mesures l’unisson était bon, les huit suivantes, acceptable, Georges était déjà un peu paumé, mais, quand il a fallu jouer le pont avec des traits en triples croches truffés de syncopes planquées dans tous les coins, il s’est cassé la gueule, Lorettu a fini seul et il a pris le premier solo.

Improviser à la suite d’un thème de Parker, c’est risqué, faut pas avoir peur, Parker lui même n’est pas toujours à la hauteur de ce qu’il a composé, enfin il ose, Lorettu se lance, sur la pointe des pieds, avec des blancs, des notes, des blancs, des notes, un peu comme ce livre a commencé, puis il resserre tout çà, attaque, doublant le tempo, çà swingue, c’est bien, çà déménage, il le sent, le sait, construit son solo admirablement, on pourrait l’inscrire dans l’espace, il voit déjà la suite.

Au passage suivant, le tempo toujours doublé mais décalé, il commence à se balader dans les harmonies, triturant des accords voisins, parallèles, latéraux, les élargissant, distordant, avec une aisance, il a envie de montrer aux autres les progrès qu’il a faits, c’est de plus en plus complexe, le pianiste a du mal à suivre, un peu comme Tony Flanagan courant derrière Coltrane dans Giant Steps, mais Nassoy suit très bien, il en profite pour gratouiller l’aigu véloce comme un cello, Claude le batteur aussi le suit, ses relances sont parfaites, magnifiques.

Et puis subitement tout fout le camp, éclate, explose. Lorettu se barre, au sens où un sujet se raye d’un trait, pour enfin se faire entendre comme il l’entend, comme il s’entend. Il laisse tomber les harmonies, le tempo, la structure, tout. Son sax se met à pousser des cris de fauve. Il geint, pleure, aboie, hulule, ricane, hurle. Il entend ses cris. Répond à ses propres cris par des cris plus stridents encore. Claude suit mais les deux autres ils ne savent plus quoi faire. Etre libre d’un seul coup les affole. Finalement ils s’arrêtent. Claude finit d’ailleurs par s’arrêter aussi. Lui seul peut être a bien compris qu’il fallait le laisser seul. Lorettu ne se rend même pas compte qu’il joue seul. Il continue à faire gueuler son sax. Georges le regarde. La figure de Lorettu est ravagée par une espèce de rage. Il tape du pied. Sa tête va éclater. Son cœur. Ses poumons brûlent. Il n’a plus de souffle. Il se calme peu à peu, comme un possédé peu à peu se rend compte qu’il vocifère inutilement, comme un enragé peu à peu se rend compte qu’il n’y a rien à faire, peu à peu Lorettu se rend compte qu’il jouait seul, que depuis un moment il était seul. Il s’arrête. Silence total.

Il a les yeux fermés. Il n’ose pas les rouvrir. Les rouvre pourtant pour les loger dans ceux d’une femme, j’en vois qui ricanent, mais çà arrive, la preuve, assise à une table devant. Il la regarde. Il a l’impression que si rien ne se passe il va rester comme çà suspendu au regard de cette femme. Mais quelque chose se passe.  Il se passe que les gens qui sont là sortent de leur silence. Secouant la sidération, lentement, l’applaudissement commence. On entend des sifflets. Puis des cris.

Lorettu se retourne, regarde Patrick, le pianiste lui fait un signe de tête qui veut dire oui, c’est bien, t’as bien fait, je pensais pas que t’oserais mais tu as osé et c’est très bien. Cà lui suffit, Lorettu n’a confiance qu’en lui, puis il décroche son sax, le pose sur le piano et, sans réfléchir, se dirige vers la table.