Claude Bourgeyx : Les petits outrages

Voici un choix de deux textes courts qui parlent de mots qui pèsent et de livres qu’on referme. Que du plaisir, donc !

Claude Bourgeyx, est passé maître dans l’art du dérapage. De la plus anodine des réalités, il tire des situations exceptionnelles où surréalisme et fantastique caracolent dans un joyeux bruissement de mots.

Benoit

Les petits outrages, Edition Le Castor Astral, 1984 – Recueil de textes courts non-titrés.

Les petits outrages - Le poids des mots

par Claude Bourgeyx, lu par Benoit

Le poids des mots. C’est quoi, le poids des mots ? Cinq cents grammes ? Un kilo ? Sans compter que les mots n’ont pas tous le même poids. Il existe des mots lourds comme camion ou indigestion et des mots plus légers comme duvet ou rayon X. C’est une notion bien floue. Tenez, flou est un mot léger. Hier, j’ai écrit une lettre qui devait bien peser vingt kilos. J’avais dû mal choisir mes mots ; j’aurais dû alléger. Mais attention : les mots réputés légers peuvent être lourds. Lourds de conséquences. Là, une question se pose : un mot léger mais lourd de conséquences pèse-t-il plus lourd qu’un mot lourd aux conséquences légères ? Bien sûr, chacun a là-dessus son idée et j’ai aussi la mienne. Je pense qu’un mot lourd – comme lourd par exemple pour ne pas aller chercher plus loin – peut avoir moins de poids qu’un mot léger ou réputé tel. Mais alors, comment peser ses mots ? Et est-ce seulement les peser qu’il faut faire ou bien, comme l’affirment certains, les mesurer ? Voilà le noeud de l’affaire. Les mots se mesurent-ils ou se pèsent-ils ? Le poids des mots se mesurerait-il en mètres ? Là j’avoue que le problème se complique et le mieux à faire est de tenter d’être clair. Un mot, ça pèse quoi ou ça mesure combien ? Moi, je dis que ça n’est pas bien lourd – ou pas bien grand – et que ce ne sont pas quelques mots qui feront pencher la balance. Il y aurait d’ailleurs beaucoup à dire au sujet des balances et de leur poids mais de cela je parlerai sans doute une autre fois. Alors, le poids des mots dans tout ça ? Le poids de ces quelques lignes, par exemple ? 200 grammes ? 1 Kg 400 ? Ou 98 centimètres ? Votre réponse sur simple carte postale avant ce soir minuit, le cachet de la poste faisant foi.

Les petits outrages - Dernier souffle

par Claude Bourgeyx, lu par Benoit

L’homme referma si fort le livre que les pages, claquées les unes contre les autres, déplacèrent l’air et qu’un souffle vint caresser son visage. Il reçut alors cette bouffée comme une image forte. Elle avait l’odeur de la campagne décrite dans les chapitres qu’il venait de lire, l’odeur aussi de cette maison aux meubles encaustiqués, dans laquelle, à la dernière ligne, venait de mourir le héros du roman. Il ouvrit à nouveau le livre, répartit également les pages de part et d’autre, et le referma, une fois encore, brutalement. Un souffle semblable au vent lui fit à nouveau parvenir les senteurs de forêt et de maison où l’on meurt. Alors il avança son visage tout contre la papier et respira longuement. L’écriture exhalait ses odeurs. Il ferma les yeux et pénétra par l’imagination dans les lieux et les paysages du roman. Il y croisa des personnages qui ne le reconnurent pas. Lui les salua, mais les autres ne répondirent pas à ses signes d’amitié. Il devina même une hostilité à son égard. Alors il chercha dans les lignes imprimées un lieu où se réfugier. Il trouva la maison qui sentait l’encaustique. Il poussa la porte et s’étendit sur le lit, en proie à la mélancolie. Il pleura aussi, tant lui fut douluoreux le sentiment de se sentir aussi seul dans un monde étranger.

C’est en laissant aller son regard sur les meubles et les murs qu’il eut l’impression d’avoir déjà connu ce décor, peut-être par une de ses lectures. Il se souvint aussi que le héros mourait dans ce lit même  ; cela lui causa une profonde angoisse. Alors, pour s’évader de cette situatiuon dans laquelle il n’avait plus rien à faire, pour retrouver sa réalité ou une autre fiction moins redoutable que celle-ci, il prit un livre, toujours assis sur son lit encaustiqué, l’ouvrit et le referma brusquement. Un souffle lui caressa le visage, mais nulle odeur, nulle vie ne lui parvint.

Il sut alors que tout espoir de fuite était perdu et que le triste destin du héros s’accomplirait une fois encore à travers lui.