Claude Bourgeyx : Les petits outrages

Voici un dernier choix de deux textes courts non titrés qui joignent les deux bouts. Fin et commencement…

Claude Bourgeyx, est passé maître dans l’art du dérapage. De la plus anodine des réalités, il tire des situations exceptionnelles où surréalisme et fantastique caracolent dans un joyeux bruissement de mots.

Benoit

Les petits outrages, Edition Le Castor Astral, 1984 – Recueil de textes courts non-titrés.

Les petits outrages - Fin...

par Claude Bourgeyx, lu par Benoit

Le malade était relié à la vie par des tubes : perfusion, goutte à goutte, autant de cordons ombilicaux humiliants et pourtant nécessaires. Le malade, pourquoi se le cacher, était assez proche de la mort bien qu’aucun tube ne l’y reliât.

Alors dans un ultime sursaut de dignité, usant de ses dernières forces, il se souleva, s’empara des ciseaux à gaze posés sur sa table de nuit et d’une main que la peur et la faiblesse faisaient trembler il sectionna le tuyau transparent par lequel s’écoulait son temps de survie. Alors, comme un nouveau-né séparé de sa mère après qu’on lui eût coupé le cordon, il poussa son premier cri. L’air lui brûla les poumons. Tout était comme au début.

Il regretta cependant qu’aucun visage souriant ne se penchât sur lui, qu’aucune main ne le saisît avec mille précautions pour le déposer dans ce berceau douillet dont la seule évocation lui faisait à ce moment précis monter les larmes aux yeux.

Les petits outrages - ... et commencement

par Claude Bourgeyx, lu par Benoit

Lucien était douillettement recroquevillé sur lui-même. C’était là une position qu’il lui plaisait de prendre. Il ne s’était jamais senti aussi heureux de vivre, aussi détendu. Tout son corps était au repos et lui semblait léger. Léger comme une plume, comme un soupir. Comme une inexistence. C’était comme s’il flottait dans l’air ou peut-être dans l’eau. Il n’avait absorbé aucune drogue, usé d’aucun artifice pour accéder à cette plénitude des sens. Lucien était bien dans sa peau. Il était heureux de vivre. Sans doute était-ce un bonheur un peu égoïste.

Une nuit, le malheureux fut réveillé par des douleurs épouvantables. Il se sentit comme serré dans un étau, écrasé par le poids de quelque fatalité. Quel était donc ce mal qui lui fondait dessus ! Et pourquoi sur lui plutôt que sur un autre ? Quelle punition lui était là infligée ? C’était comme si on l’écartelait, comme si on brisait ses muscles à coups de bâton ? « Je vais mourir », se dit-il.

La douleur était telle qu’il ferma les yeux et s’y abandonna. Il était incapable de résister à ce flot qui le submergeait, à ce courant qui l’entraînait loin de ses rivages familiers. Il n’avait plus la force de bouger. C’était comme si un carcan l’emprisonnait de la tête aux pieds. Il se sentait attiré vers un inconnu qui l’effrayait déjà. Il lui sembla entendre une musique abyssale. Sa résistance faiblissait. Le néant l’attirait vers lui.

Un étrange sentiment de solitude l’envahit alors. Il était seul dans son épreuve, terriblement seul. Personne ne pouvait l’aider. C’était en solitaire qu’il lui fallait franchir le passage. Il ne pouvait en être autrement.

Ses tempes battaient, sa tête était traversée d’ondes douloureuses. Ses épaules s’enfonçaient dans son corps. « C’est la fin », se dit-il encore. Il lui était impossible de faire un geste.

Un moment, la douleur fut si forte qu’il crut perdre la raison et soudain ce fut comme un déchirement en lui. Un éclair l’aveugla. Non, pas un éclair, une intense et durable lumière plus exactement. Un feu embrasa ses poumons. Il poussa un cri strident. Tout en l’attrapant par les pieds, la sage-femme dit « C’est un garçon ».

Lucien était né.