Suite à la lecture du 20 janvier « Quelle peur » Chez Pauline où ce texte fut lu et en commémoration de l’anniversaire de la naissance de la grande autrice Colette voici un extrait de ce petit roman paru en 1933.

Colette           La chatte         Bernard Grasset 1933
Extraits  pages 113-116

les protagonistes : Saha, la chatte d’Alain, Camille, la femme d’Alain et Alain

Un soir de juillet qu’elles attendaient toutes deux le retour d’Alain, Camille et la chatte se reposèrent au même parapet, la chatte couchée sur ses coudes, Camille appuyée sur ses bras croisés. Camille n’aimait pas ce balcon-terrasse réservé à la chatte,[…]

Elles échangèrent un coup d’œil de pure investigation, et Camille n’adressa pas la parole à Saha. Accoudée, elle(la jeune femme) se pencha comme pour compter les étages […]de la vertigineuse façade, et frôla la chatte qui se leva pour lui faire place, s’étira, et se recoucha un peu plus loin. […]

Camille bâilla nerveusement, se redressa et fit quelques pas distraits, se pencha de nouveau, en obligeant la chatte à sauter à terre. Saha s’éloigna avec dignité et préféra rentrer dans la chambre. Mais la porte […] avait été refermée, et Saha s’assit patiemment. Un instant après, elle devait céder le passage à Camille, qui se mit en marche d’une cloison à l’autre, à pas brusques et longs, et la chatte sauta sur le parapet. Comme par jeu, Camille la délogea en s’accoudant, et Saha, de nouveau , se gara contre la porte fermée.  […]
Camille lui tournait le dos. Pourtant la chatte regardait le dos de Camille, et son souffle s’accélérait. Elle se leva, tourna deux ou trois fois sur elle-même, interrogea la porte close… Camille n’avait pas bougé. Saha gonfla ses narines, montra une angoisse qui ressemblait à la nausée . Un miaulement long,  désolé, réponse misérable à un dessein imminent et muet,  lui échappa,  et Camille fit volte-face. […]

Elle contraignit la chatte, que son pied allait meurtrir, à regagner d’un saut son étroit observatoire, puis à se coller contre la porte.
Saha s’était reprise, et fût morte plutôt que de jeter un second cri. Traquant la chatte sans paraître la voir, Camille alla, vint, dans un complet silence. Saha ne sautait sur le parapet que lorsque les pieds de Camille arrivaient sur elle, et elle ne retrouvait le sol du balcon que pour éviter le bras tendu qui l’eût précipitée du haut des neuf étages.
Elle fuyait avec méthode , bondissait  soigneusement, tenait ses yeux fixés sur l’adversaire, et ne condescendait ni à la fureur, ni à la supplication. L’émotion extrême,  la crainte de mourir, mouillèrent de sueur la sensible plante de ses pattes, qui marquèrent des empreintes de fleurs sur le balcon […].

Camille sembla faiblir la première, et disperser sa force criminelle. […] Quelques instants encore et sa résolution, […] la laisserait innocente et épuisée… Saha sentit chanceler la fermeté de son ennemie, hésita sur le parapet, et Camille tendant les deux bras, la poussa dans le vide.
Elle eut le temps d’entendre le crissement des griffes sur le torchis, de voir le corps bleu de Saha tordu en S, […] puis elle recula et s’accota au mur.
Elle ne montra aucune tentation de regarder en bas, dans le petit potager cerné de moellons neufs. […]
– Je suis comme si j’avais maigri ….., dit-elle à haute voix.
Elle changea ses vêtements, s’habilla de blanc.[…]

Un moment plus tard …

elle n’eut pas l’air étonnée […] par le tâtonnement d’une clé dans la serrure. Elle courut, et ouvrit elle-même.
–  Ferme la porte, commanda  Alain. Que je voie avant tout si elle n’est pas blessée. Viens, tu me donneras de la lumière.
Il portait Saha vivante dans ses bras. Il alla droit à la chambre,[…], déposa doucement la chatte sur la planche de verre. Elle se tint debout et d’aplomb sur ses pattes, mais promena autour d’elle le regard de ses yeux profondément enchâssés, comme elle eût fait dans un logis étranger.  – Saha!… appela Alain à mi-voix. Si elle n’a rien, ce sera un miracle… Saha !
La chatte leva la tête, comme pour rassurer son ami, et appuya sa joue contre sa main. […]
–  Crois-tu !… Elle n’a rien,-  du moins je ne lui découvre rien, qu’un cœur terriblement agité, mais un cœur de chat est normalement agité. Mais comment ça a-t-il pu arriver. Je te le demande comme si tu pouvais le savoir, ma pauvre petite. […]

Il déroula sur la table d’ébène un grand lé de papier aquarelle. Aussitôt Saha, amoureuse de toute paperasse, sauta sur le lavis.
– Qu’elle est gentille ! s’exclama Alain. […] Est-ce qu’elle n’a pas une bosse à la tête… Camille, tâte sa tête… Non, elle n’a pas de bosse. Tâte-lui la tête tout de même, Camille…

Une pauvre petite meurtrière, docile, essaya de sortir de la relégation où elle s’enfonçait, tendit la main et toucha doucement, avec une haine humble, le crâne de la chatte…

Le plus sauvage feulement, un cri, un bond d’épilepsie, répondirent à son geste, et Camille fit “Ah!”  comme une brûlée. Debout sur le lavis déployé, la chatte couvrait la jeune femme d’une accusation enflammée, levait le poil de son dos, découvrait ses dents et le rouge sec de sa gueule… […]
– Qu’est-ce que c’est, ça ? dit brusquement Alain.
– Ça quoi ? […]
Penché sur le lavis, Alain déchiffrait  des empreintes humides, par groupes de quatre petites taches autour d’une tache centrale irrégulière.
– Ses pattes… mouillées ? murmura Alain.
–  Elle aura marché dans l’eau, dit Camille. Tu en fais des histoires avec rien ! […]
–  Dans l’eau ? Dans quelle eau ?…
Il se retourna vers sa femme, enlaidie singulièrement par ses yeux qu’il arrondissait.
– Tu ne sais pas ce que c’est que ces traces-là? dit-il âprement. Non, tu n’en sais rien. C’est de la peur, comprends-tu, de la peur. La sueur de la peur, la sueur du chat, la seule sueur du chat… Elle a donc eu peur.[…]
– Elle a toutes les griffes cassées…, dit-il en se parlant à lui-même. Elle s’est retenue… accrochée… Elle a griffé la pierre en se retenant… Elle… […]
Il se leva doucement, se pencha sur sa femme, et baissa la voix en désignant la porte-fenêtre :
– C’est toi, n’est-ce pas ? Tu l’as jetée ?

Les enjeux de l’écriture chez Colette

Colette arrive à se démarquer de ses contemporains (André Gide, Romain Rolland ou encore Jean Giraudoux) grâce aux sujets qu’elle aborde. Elle montre un style épuré mais élevé. Elle trouve sa place parmi les romanciers régionalistes qui se sont imposés durant l’entre-deux-guerres, à travers, entre autres, les descriptions de sa région natale, la Bourgogne.

Une attention croissante à la justesse des mots, notamment lorsqu’ils sont chargés d’exprimer l’effusion dans la nature, une sensualité librement épanouie pour revendiquer les droits de la chair sur l’esprit et ceux de la femme sur l’homme, voilà quelles sont les lignes de force de cette écriture.

Par ailleurs, l’écriture de Colette est plus complexe et moderne qu’elle ne semble le laisser supposer au premier abord.

En 1999, Serge Doubrovsky, inventeur du terme moderne d’autofiction, qu’il appréhende en dernier ressort comme une variante de l’autobiographie, considère Colette comme une pionnière illustrant sa conception :

« On découvre quand même, chez Colette, un livre qui s’appelle La Naissance du Jour qui a paru en 1928 et qui, à l’origine, portait sur son péritexte le sous-titre roman. Et dans ce roman on trouve un personnage de femme âgée qui s’appelle Colette. Ensuite, on apprend qu’elle a écrit les Claudine. Bref, elle s’est mise en scène comme le personnage d’un roman écrit par Colette sur Colette. »

Christian Vancau
http://totems.over-blog.org/

Colette à sa table de travail