En préfiguration de la prochaine représentation, vendredi 24 mai de CORPS A LIRE nous vous présentons aujourd’hui un des textes sur lesquels nous avons travaillé pour établir ce montage de textes sur le thème du corps. Ce montage répondait à la proposition des Nuits de la lecture de cette année ; nous l’avons déjà présenté lors des nuits de la lecture de janvier plusieurs fois à Nice.
Le temps est venu de la proposer au public contois !
Maylis de Kerangal
Réparer les vivants
Editions Gallimard janvier 2014
Collection Verticales
pages 18/19
C’est l’heure. Amorce du jour où l’informe prend forme : les éléments s’organisent, le ciel se sépare de la mer, l’horizon se discerne. Les trois garçons se préparent, méthodiques, suivant un ordre précis qui est encore un rituel : ils fartent leur planche, vérifient les attaches du leash, passent des sous-vêtements spéciaux en polypropylène avant de revêtir les combinaisons en se contorsionnant sur le parking – le néoprène adhère à la peau, la râpe parfois même la brûle – , chorégraphie de pantins en caoutchouc qui demande de l’entraide, nécessite qu’ils se touchent, se manipulent ; après quoi les bottillons, la cagoule, les gants, et ils referment le camion. A présent, ils descendent vers la mer, surf sous le bras, légers, franchissent la grève à grandes enjambées, la grève où les galets s’effondrent sous leur pas dans un boucan infernal, et une fois arrivés au rivage, alors que tout se précise en face d’eux, le chaos et la fête, ils passent le leash autour de leur cheville, rajustent leur cagoule, réduisent à rien l’espace de peau nue autour de leur cou en saisissant dans leur dos ce cordon qu’ils remontent jusqu’au dernier cran de la fermeture éclair – il s’agit d’assurer la meilleure étanchéité possible à leur peau de jeune homme, une peau souvent constellée d’acné dans le haut du dos, sur les omoplates, quand Simon Limbres, lui, arbore un tatouage maori en épaulière -, et ce geste, le bras tendu en l’air d’un coup sec, signifie que la session commence, let’s go ! – alors peut-être que maintenant les cœurs s’excitent, qu’ils s’ébrouent lentement dans les cages thoraciques, peut-être que leur masse et leur volume augmentent, et que leur frappe s’intensifie, deux séquences distinctes dans un même battement, deux coups, toujours les mêmes : la terreur et le désir.
Ils entrent dans l’eau. Ne hurlent pas en y plongeant leur corps, moulé de cette membrane flexible qui conserve la chaleur des chairs et l’explosivité des élans, n’émettent pas un cri, mais traversent en grimaçant la muraille de cailloux qui roulent, et la mer se creusant vite, puisqu’à 5 ou 6 mètres du bord ils n’ont déjà plus pied, ils basculent en avant, s’allongent à plat ventre sur leur planche, leurs bras entaillant le flot avec force, ils franchissent la zone de ressac et progressent vers le large.
Réparer les vivants est le roman d’une transplantation cardiaque.
Telle une chanson de geste, il tisse les présences et les espaces, les voix et les actes qui vont se relayer en vingt-quatre heures exactement. Roman de tension et de patience, d’accélérations paniques et de pauses méditatives, il trace une aventure métaphysique, à la fois collective et intime, où le coeur, au-delà de sa fonction organique, demeure le siège des affects et le symbole de l’amour. Ce roman a reçu de nombreux prix littéraires.
(4eme de couverture Editions Folio Gallimard)