En complément de notre lecture scénique « le droit d’être un enfant », et en illustration littéraire du droit à une vie privée, voici le quatrième épisode des extraits du roman de Delphine de Vigan « Les enfants sont rois « .

Dix-huit ans après Loft Story qui avait marqué le début d’une nouvelle ère (cf épisode 1), la passion de Mélanie Claux, devenue adulte, s’est porté sur les réseaux sociaux ; elle y expose quotidiennement ses jeunes enfants,​ à des fins lucratives. La petite Kimmy a soudainement disparu (cf épisode 2); la police enquête (cf épisode 3)… Témoignage d’un lanceur d’alerte sur YouTube.

Les enfants sont rois - épisode 4 : Vous comprendrez les dégâts...

par Delphine de Vigan - lu par Benoit | musique : Hunza (handpan solo)

Ma chaîne consiste à décrypter les tendances de YouTube.

Je l’ai créée en 2014 et j’ai aujourd’hui plus d’un million d’abonnés. J’évoque les dérives d’Internet et de YouTube en particulier. On m’appelle le justicier du Net, je me considère plutôt comme un lanceur d’alerte. J’ai fait partie des premiers à dénoncer l’exploitation commerciale des enfants sur YouTube. […]  Sur ce sujet, la vidéo qui a fait le plus de buzz, c’est celle que j’ai postée l’année dernière : Les petits esclaves de YouTube. C’est moi qui ai lancé la première pétition contre ces chaînes. Ca a attiré l’attention des médias. Alors forcement, tous ces parents, je ne peux pas vous dire qu’ils me portent dans leur cœur. Tout ça est resté lettre morte pendant longtemps. Certes, les parents gagnent beaucoup d’argent, mais YouTube aussi, si vous voyez ce que Je veux dire… [ … ]

Oui, c’est la guerre entre certaines chaînes. Kimmy et Sammy ont aujourd’hui cinq millions d’abonnes, tandis que Minibus Team plafonne à deux millions, pourtant Fabrice Perret a commencé avant elle. […]  Lui et Mélanie Claux règlent leurs comptes par vidéos et rumeurs interposées. De mon point de vue, c’est bonnet blanc et blanc bonnet : enfants esclaves et rythme stakhanoviste. Parce que YouTube, c’est une chose, mais quand ils ont compris que cela n’allait pas durer, ils ont diversifié leurs positions : création de chaînes secondaires au nom des parents et lancement des comptes lnstagram pour tout le monde. L’objectif est clair: occuper le terrain. Tout est déjà en place pour contourner la future loi. Maintenant, certaines familles tournent même des lives. Oui, des lives, vous vous rendez compte? […] Eh bien cela signifie que quand les enfants sont à la piscine, au supermarché, à la fête de l’école, tout est transmis en direct sur le compte lnstagram. Les abonnés peuvent réagir ou poser des questions. Succès garanti. […]

Pour moi, ces enfants sont victimes de violence intrafamiliale. On en reparlera, vous verrez. Je prends les paris. Les parents prétendent que c’est un loisir-qui rapporte des millions -, moi, j’appelle ça du travail dissimulé. Un travail pénible, harassant, et dangereux, quoi qu’ils en disent. Un travail qui isole ces mineurs et les expose au pire. […]

L’intimité est un mot que ces gens ne connaissent pas. Regardez comme ils filment leurs gamins, à peine réveillés, devant leur bol de petit-déjeuner, quand ce n’est pas dans le bain, je n’invente rien. Il suffit de regarder ces images pour comprendre qu’il s’agit d’un abus. Oui, un abus d’autorité. De pouvoir. Les bons petits soldats répètent les mêmes phrases apprises par cœur, hello les Minibus friends, coucou les happy fans, salut les doudou’s adorés, ils font des poutous-bisous, ou des bisous d’étoiles, et surtout, n’oubliez pas de vous abonner, et le petit pouce vers le haut pour nous liker. Ils ont appris à sourire comme les singes savants apprennent leur numéro. Vous croyez qu’ils peuvent dire « non, je n’en peux plus, j’arrête », quand la famille entière vit des revenus de ces vidéos ? […]

Moi je ne crois pas qu’un enfant de trois ans rêve d’être une star de YouTube… Ils sont embrigadés dès le plus jeune âge comme ils le seraient dans une secte. Les fondamentaux ont été adoptés une bonne fois pour toutes : je suis youtubeur donc je suis heureux. Moi j’appelle ça un régime totalitaire. […]

Mes vidéos ont suscité beaucoup de commentaires et de soutiens, y compris de la part des jeunes. Attention, il ne faut pas croire, tous les jeunes n’adhèrent pas à ce système. Beaucoup sont choqués. Parce que le vrai problème, c’est qu’il n’y a pas que ces deux ou trois chaînes dont on parle le plus. Il y en a des dizaines qui ont mille, dix mille, trente mille, cent mille abonnés, gérées par des parents qui rêvent de gagner autant d’argent. Aujourd’hui, rien n’empêche ces parents de filmer leurs enfants toute la journée et d’en faire commerce. […]

Un jour, il faudra aussi parler des enfants qui regardent ça tous les jours. De la pub qu’ils avalent par kilotonnes à l’insu de tous. Ils ne sont pas quelques dizaines, ils sont des centaines de milliers. Manger du McDo, engloutir des bonbons Haribo, boire du Coca et du Fanta… Voilà l’idéal qu’on leur décrit. Un idéal de vie, n’est-ce pas? Prenez deux heures de votre temps pour regarder, vous comprendrez de quoi je parle. Vous comprendrez les dégâts…

 

Les enfants sont rois - épisode 4 : la vérité sur Happy Récré

par Delphine de Vigan - lu par Benoit | musique : Hunza (handpan solo)

Quelques jours avant la disparition de Kimmy, Mélanie Claux poste une vidéo intitulée la vérité sur Happy Récré, où elle apparaît seule. Pour la première fois, elle ne lance aucun jeu et ne fait la promotion d’aucun produit. Son ton est grave. Il s’agit de répondre aux attaques diverses qui se multiplient sur les réseaux sociaux.

Mélanie Claux évoque le projet de loi visant à encadrer l’activité des enfants sur YouTube, qui est à l’étude et qu’elle affirme soutenir. Elle et sa famille respectent déjà toutes les règles à venir. Quelques allusions à des chaînes concurrentes « moins scrupuleuses» jalonnent son discours. Elle évoque par ailleurs des rumeurs les concernant (déscolarisation des enfants, harcèlement dont Sammy aurait été victime à l’école) qu’elle dément avec fermeté. Elle répète plusieurs fois que tout va très très bien pour tout le monde et finit par conclure: « Nous formons une famille très unie. Nos enfants sont très heureux, ils ont une maman qui s’occupe beaucoup d’eux, voilà sans doute ce qui provoque tant de jalousies. Nous sommes plus forts que toutes ces médisances. Nous savons que vous, vous êtes là, et que vous nous aimez. Tout ce qui nous arrive, c’est grâce à vous. Nous aussi, on vous aime très très fort et nous vous remercions du fond du cœur: Merci, merci, merci ! »

 

L’exposition quotidienne d’un enfant sur les réseaux sociaux peut-elle être compatible avec le respect de sa vie privée ? Ces vidéos sont-elles réellement inoffensives pour les enfants qui les consomment régulièrement?

A suivre dans le prochain épisode…