Ce texte de Colette a également été proposé par Jean-Jacques. Cela tombe très bien car dans nos projets de lectures scéniques nous avons le thème de l’écriture ! c’est donc la première contribution à ce thème.

Il est extrait du Journal à rebours paru en 1941.

 

Non, je ne voulais pas écrire. Quand on peut pénétrer dans le royaume enchanté de la lecture, pourquoi écrire ? Cette répugnance, que m’inspirait le geste d’écrire, n’était-elle pas un conseil providentiel ? Il est un peu tard pour que je m’interroge là-dessus. Ce qui est fait est fait. Mais dans ma jeunesse, je n’ai jamais, jamais désiré écrire. Non, je ne me suis pas levée la nuit en cachette pour écrire des vers au crayon sur le couvercle d’une boîte à chaussures ! Non, je n’ai pas jeté au vent d’Ouest et au clair de lune des paroles inspirées! Non, je n’ai pas eu 19 ou 20 pour un devoir de style, entre douze et quinze ans ! Car je sentais, chaque jour mieux, je sentais que j’étais justement faite pour ne pas écrire. […]

Quelle douceur j’ai pu goûter à une telle absence de vocation littéraire! Mon enfance, ma libre et solitaire adolescence, toutes deux préservées du souci de m’exprimer, furent toutes deux occupées uniquement de diriger leurs subtiles antennes vers ce qui se contemple, s’écoute, se palpe et se respire. Déserts limités, et sans périls ; empreintes, sur la neige, de l’oiseau et du lièvre ; étangs couverts de glace, ou voilés de chaude brume d’été ; assurément vous me donnâtes autant de joies que j’en pouvais contenir. Dois-je nommer mon école une école ? Non, mais une sorte de rude paradis où des anges ébouriffés cassaient du bois, le matin, pour allumer le poêle, et mangeaient, en guise de manne céleste, d’épaisses tartines de haricots rouges, cuits dans la sauce au vin, étalés sur le pain gris que pétrissaient les fermières… Point de chemin de fer dans mon pays natal, point d’électricité, point de collège proche, ni de grande ville. Dans ma famille, point d’argent, mais des livres. Point de cadeaux, mais de la tendresse. Point de confort, mais la liberté. Aucune voix n’emprunta le son du vent pour me glisser avec un petit souffle froid, dans l’oreille, le conseil d’écrire, et d’écrire encore, de ternir, en écrivant, ma bondissante ou tranquille perception de l’univers vivant… […]

Pourtant, ma vie s’est écoulée à écrire… Née d’une famille sans fortune, je n’avais appris aucun métier. Je savais grimper, siffler, courir, mais personne n’est venu me proposer une carrière d’écureuil, d’oiseau ou de biche. Le jour où la nécessité me mit une plume en main, et qu’en échange des pages que j’avais écrites on me donna un peu d’argent, je compris qu’il me faudrait chaque jour, lentement, docilement écrire, patiemment concilier le son et le nombre, me lever tôt par préférence, me coucher tard par devoir. Un jeune lecteur, une jeune lectrice n’ont pas besoin d’en savoir davantage sur un écrivain caché, casanier et sage, derrière son roman voluptueux.

  • Journal à rebours, paru en 1941, n’a, en fait, rien d’un journal. Le volume réunit des textes publiés dans des journaux ou des magazines de 1934 à 1940. Qu’y trouve-t-on ? Une évocation de l’exode de juin 1940 par celle qui sait avant tout peindre ce qu’elle a vu et vécu ; une série de textes sur la Provence ; des souvenirs sur Maurice Ravel, le compositeur de L’Enfant et les Sortilèges, dont Colette a écrit le livret ; des textes animaliers, dont un des plus beaux qui soient nés de la plume de l’écrivain : « Le cœur des bêtes » ; un nouvel hommage à la mémoire de Sido ; et un aveu, « La chaufferette», qui tient de la proclamation : « Non, je ne voulais pas écrire…»
Colette à sa table de travail

Colette s’est exprimée dans « Mes apprentissages »  sur celui qui fut son premier mari et qui la fit écrire ses premiers textes qu’elle signait alors « Colette Willy »

Colette rédige ce livre en 1935. Mais divers indices suggèrent que c’est la mort de Willy, son premier mari, au début de 1931, qui a rendu possible et nécessaire un récit de ces années de mariage, de présenter un premier « versant » de sa vie de femme, et les circonstances de sa lente émancipation, personnelle et littéraire.

(tiré de  www.amisdecolette.fr  – Société des amis de Colette)

Mes apprentissages
(Livre de poche p.92-93)

J’ai souvent songé que M. Willy souffrit d’une sorte d’agoraphobie, qu’il eut l’horreur nerveuse du papier vierge. Sa correspondance hante de préférence les pneumatiques, les cartes, les demis et les quarts de feuillets, les abattants d’enveloppes, détachés en forme de triangle, même les bandes de journaux. Encore sur ces bribes, son écriture se réfugie-t-elle dans les angles. Il écrit souvent dans les marges des lettres qu’il a reçues, et le tout retourne à la poste.(…)

J’imagine qu’il mesura, trop souvent en proie à des défaillances pathologiques, le courage, la grave constance qu’il faut pour s’asseoir sans écœurement au bord du champ immaculé, du papier veuf encore d’arabesques, de jalons et de ratures, le blanc irresponsable, cru, aveuglant, affamé et ingrat… Peut-être aussi s’ennuyait-il, au travail, d’un ennui si cuisant, cela s’est vu, cela se voit, il n’y a guère de mortel que l’ennui, qu’il préféra échanger cet ennui contre des combinaisons et des risques de manager, au nombre desquels la question de qualité devenait, hélas, le plus léger de tous. Peut-être aima-t-il  l’amer prestige du pédagogue, les observations qu’il jetait, sèches et de haut, sur mon front incliné, ou bien qu’il inscrivait au long de mes manuscrits… je persiste à croire que ce critique, qui empruntait à autrui ses arguments même de critique, était un censeur-né, incisif, prompt à frapper le point faible, à réveiller, d’une pointe un peu cruelle, l’amour propre assoupi. Il a dû fréquemment croire, autrefois, qu’il était sur le point d’écrire, qu’il allait écrire, qu’il écrivait… la plume aux doigts, une détente, une syncope de la volonté lui ôtaient son illusion.