Jean-Jacques Cassar a publié ce texte dans Le Patriote Côte d’Azur n° 405 et nous fait l’amitié de nous le proposer en lecture à voix basse pour compléter nos publications sur la période de la Commune

La sanglante répression voulue par Thiers et l’Assemblée de Versailles a été exécutée par des sabreurs dont on a vu la « vaillance » face aux Prussiens. Elle a été précédée, accompagnée et suivie d’une intense campagne de calomnies, relayée par nombre d’écrivains et de journalistes, pour discréditer la Commune dans l’opinion et la priver ainsi du soutien de la province. Les tentatives de communes (1) au Creusot, à Lyon, Marseille, St Etienne, Toulouse, Narbonne ou Limoges ont été rapidement réprimées… Le tiers Nord-Est du pays est occupé par les armées prussiennes qui assiègent Paris.

« Un franc-tireur, un inclassable, libertaire et autoritaire à la fois… Poursuivant le même combat avec la même fougue contre Boulanger ou pour Dreyfus. » Jean Maitron, l’historien du mouvement ouvrier, campe ainsi Prosper-Olivier Lissagaray. Lui-même se présente comme « un ancien combattant », « un simple du rang », « un mousquetaire de la Sociale ». Il est « l’homme d’un livre… qu’il écrivit pendant vingt-cinq ans », auquel il s’attèle dès son exil à Bruxelles, puis à Londres. Son « Histoire de la Commune de 1871 » (2) (parue en 1876 et 1896) a été précédée, dès 1871, peu après la fin des combats, des « Huit Journées de mai derrière les barricades » (3) conçues comme « simple cadre que les témoins oculaires sont appelés à remplir »… Selon Maitron, « par l’objectivité de ses témoignages, par l’intelligence de ses conclusions, l’œuvre de Lissagaray… constitue encore l’indispensable introduction à toute étude de l’événement ».

Dans sa préface, Lissagaray énonce son objectif : répliquer aux calomnies versaillaises (« voilà la canaille littéraire qui, pendant tant d’années, seule maîtresse des journaux et des librairies, a fait la légende des choses et des hommes de la Commune. […] Nous savions bien qu’il suffirait d’une cravache pour faire évanouir cette nébuleuse de coquins » (lettre du 25/07/1880) -, en s’appuyant sur des témoignages et des documents incontestables : « C’est un proscrit qui tient la plume […] qui, pendant cinq ans a vanné les témoignages ; qui a voulu sept preuves avant d’écrire ; qui voit le vainqueur guetter la moindre inexactitude pour nier tout le reste ; qui ne sait de plaidoyer meilleur pour les vaincus que le simple et sincère récit de leur histoire. Cette histoire, d’ailleurs, elle est due à leurs fils, à tous les travailleurs de la terre. […] Celui qui fait au peuple de fausses légendes révolutionnaires, celui qui l’amuse d’histoires chantantes, est aussi criminel que le géographe qui dresserait des cartes menteuses pour les navigateurs » (Préface 1876).

En 1896, pour la 2e édition, il rappelle que « l’histoire de la Commune de 1871 a été fabriquée par des escamoteurs. Méconnaître ou haïr la classe qui produit tout est la caractéristique actuelle d’une bourgeoisie jadis grande, qu’affolent aujourd’hui les révolutions d’en bas. Celle du 18 mars 1871 est la plus haute marée du siècle. »

Histoire à la fois « passionnée et vraie », à travers la volonté de son auteur d’en tirer les enseignements, d’en dégager la signification : ses aspects sociaux, ses traits prolétariens, son patriotisme mêlé d’internationalisme, son souci d’être économe du sang versé, l’héroïsme de ses combattant.e.s. Oeuvrer pour l’avenir le conduit à examiner les raisons de l’échec, à en exposer sans concessions les faiblesses, les erreurs, telles la non-occupation de la Banque de France, ou l’absence criante d’organisation et de discipline militaire. « La désorganisation est partout… C’est du suicide » s’écria Avrial à la Commune. L’armée de Versailles entra dans Paris parce que le rempart n’était pas gardé…

…/…

…/…  Le livre se compose d’un « prologue du combat » sur la situation du pays à la fin du Second empire, la guerre de 1870, la proclamation de la République, les trahisons de « la gauche » républicaine (déjà !). Les chapitres 1 à 25 retracent les dix semaines d’existence de la Commune, avant de nous faire suivre (chap. 26 à 31), heure par heure, la Semaine sanglante. L’ouvrage se clôt sur « les dix années de répression, de proscription et de déportation » (chap. 33 à 37). En « appendice » un dossier de 48 pièces justificatives (témoignages, articles de presse, lettres…), « précieux matériau pour l’historien contemporain ».

Chap. 8. Proclamation de la Commune.

« Pour la dixième fois depuis 89, les travailleurs replaçaient la France dans le droit chemin. […] L’unité de la ruche et non de la caserne. La cellule organique de la République française, c’est le municipe, la commune. […] Jamais, depuis la Fédération de 1790, les entrailles de Paris ne furent aussi fortement secouées.  […] Le rouge soleil des discordes civiles a fait tomber les fards et les masques. Ils sont là, toujours côte à côte, comme en 1791, 1794, 1848, les monarchistes, les cléricaux, les libéraux, tous poings tendus contre le peuple, même armée sous des uniformes divers. Leur décentralisation, c’est la féodalité rurale et capitaliste, leur self-government, l’exploitation du budget par eux-mêmes, comme toute la science politique de leur homme d’Etat n’est que le massacre et l’Etat de siège.»

Chap. 25. Paris la veille de la mort.

« Le Paris de la Commune n’a plus que trois jours à vivre. Gravons dans l’histoire sa lumineuse physionomie… L’attraction de Paris rebelle fut si forte qu’on vint de l’Amérique pour ce spectacle inconnu à l’histoire : la plus grande ville du continent européen aux mains des prolétaires.»… Et l’historien, de rendre hommage à la Ville, assiégée mais vivante, à travers une déambulation.

A la Bastille, c’est le cri assourdissant des vendeurs de journaux… Au kiosque, les caricatures de Thiers et consort. Rien à voir avec « les feuilles versaillaises qui demandent les fusillades en masse dès que les troupes auront vaincu Paris »…

Au Père-Lachaise, un cortège funéraire. « A tous ceux qui meurent pour Paris, la Commune revendique l’honneur de payer leurs funérailles…»

« La place de la Bastille est joyeuse, animée par la foire au pain d’épice… Les balançoires s’élancent, les tourniquets grincent, les acrobates font le boniment… Sur les boulevards, le même Paris flâne aux magasins, attablé devant les cafés. […] Ces milliers d’hommes, de toutes les conditions, qui cherchent la paix en commun, s’écoutent, se répondent avec courtoisie. Voilà le peuple en démence, la poignée de « bandits qui tient la capitale. […] Plus loin, vers les Champs-Elysées, « la zone de bataille »… A mille lieues Versailles, la constante menace.»

Les chapitres 32 et 33 jettent une lumière crue sur les horreurs de la répression : « l’inhumation de cette armée des morts dépassant toutes les forces, on essaya de dissoudre… On improvisa des fours crématoires. […] On évacua les prisonniers sur les ports de mer, empilés dans des wagons à bestiaux dont les bâches, fortement tendues, refusaient le passage de l’air… Les excréments des malades se mêlaient à la boue des biscuits…» Au moindre cri, « les sergents de ville déchargent leurs revolvers à travers les bâches…» On les déporte en Nouvelle-Calédonie dans des cages à fond de cale, les fers aux pieds, mêlés aux « droit commun ». Cinq mois de traversée…

Chap. 34. Les premiers procès.

« Au lieu de présenter une défense collective ou de rentrer dans un silence qui eût sauvé leur dignité, les accusés passèrent la parole aux avocats. Chacun de ces messieurs tira de son côté pour sauver son client, même aux dépens de celui du confrère. […] Pouvait-on juger la révolution du 18 mars par des personnalités secondaires, et Delescluze, Varlin, Vermorel, Malon, Tridon, Moreau, bien d’autres, par ce qu’avaient paru Lullier, Decamps, Victor Clément ou Billioray ? Et quand même l’attitude de Trinquet, de Ferré, de Jourde, n’eût pas témoigné qu’il s’était trouvé des hommes et des intelligences dans le Conseil de la Commune, que prouvaient les défaillances, sinon que ce mouvement était l’œuvre de tous, non de quelques génies, que la révolution se trouvait dans la Commune-peuple, et non dans la Commune-gouvernement. La bourgeoisie, au contraire, avait épanoui sa pleine lâcheté. »

Chap. 35. Les conseils de guerre.

« Vingt-six conseils de guerre, vingt-six mitrailleuses judiciaires fonctionnèrent à Versailles, Paris, Vincennes… jusqu’à Chartres. Dans la composition de ces tribunaux, toutes les apparences de justice, tous les règlements militaires furent méprisés. […] Avec de tels janissaires et un code pénal qui renferme tout dans son élastique obscurité, il n’était pas besoin de lois d’exception.»

 Chap. 37. Pour conclure…

« Ai-je voilé les actes, caché les fautes du vaincu ? Ai-je falsifié les actes des vainqueurs ? Que le contradicteur se lève, mais avec des preuves ? […] Que les hommes d’équité répondent. Qu’ils disent de quel côté est le criminel, l’horrible, des massacrés ou des massacreurs, des brigands fédérés ou des civilisés de Versailles. Qu’ils disent la moralité, l’intelligence politique d’une classe gouvernante qui a pu provoquer et réprimer de la sorte un soulèvement comme celui du 18 mars. […]

Ce ne fut sans doute qu’un combat d’avant-garde où le peuple, comprimé dans une lutte militaire savante, ne put déployer ni ses idées, ni ses légions ; aussi n’a-t-il pas la maladresse d’enfermer la Révolution dans cet épisode gigantesque ; mais quelle puissante avant-garde qui, pendant plus de deux mois, tint en suspens toutes les forces coalisées des classes gouvernantes ; quels immortels soldats que ceux qui, aux avant-postes mortels répondaient à un Versaillais : « Nous sommes ici pour l’Humanité ».

 Dans la postface (1896) Lissagaray écrit : « Pour disperser les frelons et traverser victorieux les rouges horizons qui se lèvent, que faut-il ? Oser. (4) Comme autrefois, « ce mot renferme toute la politique de cette heure ». Oser et « labourer profond ». L’audace est la splendeur de la foi. C’est pour avoir osé que le peuple de 1789 domine les sommets de l’histoire, c’est pour n’avoir pas tremblé que l’histoire fera sa place à ce peuple de 1870-71 qui eut de la foi jusqu’à en mourir. »

Pour Jacques Rougerie « Il n’y a qu’une bonne, qu’une grande histoire de la Commune… celle de Lissagaray, qu’on devrait constamment relire. Précisément parce qu’elle manque de recul, parce qu’elle nous restitue immédiatement, en leur temps, les événements de 1871, avec une toute fraîche saveur. C’est aujourd’hui une irremplaçable qualité.» (5)

Jean-Jacques Cassar.

Notes.

(1) Jeanne Gaillard : Communes de province, Commune de Paris 1870-1871 (Flammarion, 1971).

(2) Histoire de la Commune de 1871 (Edition La Découverte, 2005).

(3) Editions Critiques (2018).

(4) Saint-Just devant la Convention (26 février 1794).

(5) Procès des Communards (Archives, 1973).