© Photo prison : BAnQ Vieux-Montréal – Fonds La Presse

giacometti

Photo : © librairie mollat, CC BY 3.0 <https://creativecommons.org/licenses/by/3.0>, via Wikimedia Commons.

Jean-Paul Dubois

Jean-Paul Dubois est né en 1950 à Toulouse. Auteur d’une vingtaine de romans depuis 1984, il a obtenu le prix France Télévision pour Kennedy et moi, le prix Femina et le prix du roman Fnac pour Une vie française, et le prix Goncourt 2019 pour Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon.

Lors d’un récent long voyage à vélo, Jacques Gamblin m’a distillé dans les oreilles la version audio de ce livre. Au fil des kilomètres, j’ai été transporté par la qualité de l’écriture et la construction de ce récit dramatique mais jubilatoire. Je l’ai même écouté deux fois de suite !

Je vous offre à mon tour, pendant quelques épisodes, une sélection de passages particulièrement savoureux. Partagerez-vous mon plaisir ?

Benoit

Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon (extraits)


Jean-Paul Dubois – Editions de l’Olivier – 2019

Tous les hommes n'habitent pas le monde de la même façon : La prison de la rivière (p11 à 16)

par Jean-Paul Dubois, lu par Benoit | musique : Erik Satie - Pièces Froides #1 (Airs A Faire Fuir)

Il neige depuis une semaine. Près de la fenêtre je regarde la nuit et j’écoute le froid. Ici il fait du bruit. Un bruit particulier, déplaisant, donnant à croire que le bâtiment, pris dans un étau de glace, émet une plainte angoissante comme s’il souffrait et craquait sous l’effet de la rétraction. À cette heure, la prison est endormie. Au bout d’un certain temps, quand on s’est accoutumé à son métabolisme, on peut l’entendre respirer dans le noir comme un gros animal, tousser parfois, et même déglutir. La prison nous avale, nous digère et, recroquevillés dans son ventre, tapis dans les plis numérotés de ses boyaux, entre deux spasmes gastriques, nous dormons et vivons comme nous le pouvons. […]

Autrefois, avant que l’on édifie cet univers de contention, l’endroit devait être magnifique, avec ce qu’il fallait de bouleaux, d’érables, de sumacs vinaigriers et d’herbes hautes couchées par les passages des animaux sauvages. Aujourd’hui, les rats et les souris sont les seuls survivants de cette faune. Et puisque telle est leur nature peu regardante, ils ont repeuplé ce monde clos fait de souffrance encagée. Ils semblent parfaitement s’accommoder de la détention et leur colonie n’a cessé de s’étendre dans toutes les ailes des bâtiments. La nuit, on entend distinctement les rongeurs œuvrer dans les cellules et les couloirs. Pour leur barrer l’accès, nous glissons des journaux roulés et de vieux vêtements sous les portes ou devant les trappes d’aération. Mais rien n’y fait. Ils passent, se glissent, se faufilent et font ce qu’ils ont à faire.

Le type de cellule dans laquelle je vis est surnommé un « condo », ce qui veut dire un « appartement ». Si l’on a affublé cet espace de ce vocable ironique, c’est parce qu’il est doté d’une surface légèrement supérieure au modèle standard, lequel parvient à comprimer ce qui reste en nous d’humanité dans quelque 6 mètres carrés. […]

Je partage cet enclos avec Patrick Horton, un homme et demi qui s’est fait tatouer l’histoire de sa vie sur la peau du dos et celle de son amour pour les Harley Davidson sur l’arrondi des épaules et le haut de la poitrine. Patrick est en attente de jugement après le meurtre d’un Hells Angel appartenant au chapitre de Montréal, abattu sur sa moto par ses amis qui le soupçonnaient de collaborer avec la police. Patrick était accusé d’avoir participé à cette exécution. Eu égard à ses intimidantes proportions et à son appartenance à cette mafia des motocyclettes possédant un superbe catalogue de meurtres et d’assassinats à son actif, tout le monde s’écarte respectueusement devant Horton comme s’il s’agissait d’un cardinal lorsqu’il déambule dans les couloirs du secteur B. Connu pour partager l’intimité de sa cellule, je jouis dans son sillage du même respect que ce drôle de nonce. […]

Nous cohabitons depuis neuf mois et les choses se passent plutôt bien. Une communauté de destin fantaisiste nous a fait arriver ici à peu près en même temps. Très vite, Patrick a voulu savoir avec qui il allait devoir partager tous les jours sa cuvette de toilette.[…]

Quand Patrick apprit la raison de mon enfermement, il s’intéressa à mon histoire avec la bienveillance d’un compagnon du Devoir prenant connaissance des premières tentatives maladroites de son apprenti. Lorsque j’eus terminé mon modeste récit, il se gratta le lobe de l’oreille droite dévoré par un eczéma rougeoyant. « À te voir, je croyais pas que t’étais capable d’un truc pareil. T’as bien fait. C’est sûr et certain. Moi, je l’aurais tué. » […]

A cette époque, la prison n’était encore pour moi qu’un concept théorique, une facétie de jeux de dés vous enjoignant de passer votre tour enfermé dans la case pénitentiaire du Monopoly. Et ce monde fagoté d’innocence semblait bâti pour l’éternité, tout comme mon père, le pasteur Johanes Hansen, occupé à faire vibrer le cœur des hommes et les roues phoniques d’un orgue Hammond dans sa paroisse protestante noyée sous des averses d’amiante bénite ; comme Winona Mapachee et sa douceur algonquine, arrondissant ses virages aux commandes de son avion taxi Beaver pour poser en douceur clients et flotteurs au fil de l’eau de tous les lacs du nord; comme ma chienne Nouk qui venait à peine de naître et semblait me considérer de ses grands yeux noirs comme le commencement et la fin de toutes choses.

Oui, j’aimais ce temps, déjà lointain, où mes trois morts étaient encore en vie. […]

Il arrivait que Winona, Johanes ou encore Nouk viennent me visiter. Ils entraient, et je les voyais aussi distinctement que je pouvais détailler toute la misère incrustée dans cette pièce. Et ils me parlaient, et ils étaient là, au plus près de moi. Depuis toutes ces années où je les avais perdus, ils allaient et venaient dans mes pensées, ils étaient chez eux, ils étaient en moi. Ils disaient ce qu’ils avaient à dire, faisaient leurs affaires, s’efforçaient d’arranger le désordre de ma vie et toujours trouvaient les mots qui finissaient par me conduire vers le sommeil et la paix du soir. Chacun à sa façon, dans son rôle, ses attributions, m’épaulait sans jamais me juger. Surtout depuis que j’étais en prison. Pas plus que moi, ils ne savaient comment tout cela était arrivé, ni pourquoi tout avait basculé si vite en quelques jours. Ils n’étaient pas là pour déterrer l’origine du malheur. Ils s’efforçaient seulement de reconstituer notre famille.

© Photo: Gracieuseté

Tous les hommes n'habitent pas le monde de la même façon : L'Excelsior (p 19 et 20)

par Jean-Paul Dubois, lu par Benoit | musique : Erik Satie - Gnossiennes - 1. Lent

Pendant vingt-six ans, dans le quartier d’Ahuntsic, à moins de 1 kilomètre de cette prison […], j’ai exercé le métier très exigeant de superintendant, une sorte de concierge magicien, de factotum de première main capable de remettre en ordre et de réparer tout un petit monde précis, un univers complexe fait de câbles, de tubes, de tuyaux, de jonctions, de dérivations, de colonnes, d’évacuations, d’horodateurs, un petit monde joueur qui ne demandait qu’à partir en vrille, poser des problèmes, créer des pannes à résoudre d’urgence à grand renfort de mémoire, de connaissance, de technique, d’observation et parfois d’un peu de chance. Dans l’immeuble L’Excelsior, j’étais une sorte de deus ex machina auquel on avait confié la charge, l’entretien, la surveillance et la bonne marche de ce condo de soixante-huit unités. Tous les résidents étaient propriétaires de leur appartement et jouissaient d’un jardin agrémenté d’arbres et de massifs, d’une piscine chauffée, gorgée de 230 000 litres d’eau purifiée au sel, d’un parking souterrain immaculé avec son espace de lavage, d’une salle de sport, d’une entrée avec salon d’attente et de réception, d’une pièce de réunion, dite « Forum », de vingt-quatre caméras de surveillance et de trois vastes ascenseurs de marque Kone.

Vingt-six années durant, j’ai accompli un ouvrage gigantesque, stimulant, épuisant aussi car jamais fini, pratiquement invisible puisque consistant simplement à maintenir à l’équilibre de la normalité soixante-huit unités soumises à l’érosion du temps, du climat et de l’obsolescence. 9 500 jours de veille, de guet, d’interventions, 9 500 jours d’investigations, de vérifications, de tournées sur le toit, de virées dans les étages, 104 saisons à aussi parfois sortir de mes prérogatives pour aider des seniors, consoler des veuves, visiter des malades ou même accompagner les morts, comme cela s’est produit à deux reprises.

Je crois que l’éducation que m’a transmise Johanes Hansen, pasteur protestant de métier, n’est pas étrangère à l’abnégation dont j’ai dû faire preuve durant toutes ces années pour maintenir l’ensemble de l’ouvrage à flot. Exercer ainsi, pratiquer dans le retrait, accomplir quotidiennement des tâches ingrates avec sérieux et minutie ne me paraissent pas contraires à l’esprit de la Réforme tel que Johanes le défendait dans ses églises.

Musique : Erik Satie – Intégrale interprétée par Jean-Noël Barbier

© Early Music, 1985