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giacometti

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Jean-Paul Dubois

Jean-Paul Dubois est né en 1950 à Toulouse. Auteur d’une vingtaine de romans depuis 1984, il a obtenu le prix France Télévision pour Kennedy et moi, le prix Femina et le prix du roman Fnac pour Une vie française, et le prix Goncourt 2019 pour Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon.

Lors d’un récent long voyage à vélo, Jacques Gamblin m’a distillé dans les oreilles la version audio de ce livre. Au fil des kilomètres, j’ai été transporté par la qualité de l’écriture et la construction de ce récit dramatique mais jubilatoire. Je l’ai même écouté deux fois de suite !

Je vous offre à mon tour, pendant quelques épisodes, une sélection de passages particulièrement savoureux.

Benoit


Paul, le narrateur, fils de pasteur, homme à tout faire dans la résidence de luxe L’Excelsior, purge sa peine dans une prison de Montréal, pour un acte dont nous ignorons encore tout. Dans cet épisode il relate des moments de bonheur avec deux êtres chers.

Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon (extraits)


Jean-Paul Dubois – Editions de l’Olivier – 2019

Tous les hommes n'habitent pas le monde de la même façon : Nouk (p180 à 181)

par Jean-Paul Dubois, lu par Benoit | musique : Erik Satie - Passacaille

À l’appartement, Winona était rentrée. Sur le canapé, couchée à ses côtés, une petite chienne au pelage blanc dormait roulée en boule. « Je l’ai trouvée cette après-midi, abandonnée au bord du lac Manitou du côté de Sainte-Agathe-des-Monts. Elle était affamée et elle a un abcès à une patte. Elle doit avoir six ou sept mois. On va la garder. On dirait une petite louve.» Nouk ne fut ni louve ni chienne d’apparat, mais un merveilleux animal, subtil, curieux de découvrir et d’apprendre le monde, attentif à nos peines devinées avant même d’être ressenties. La chienne devint très vite une part indissociable de notre vie, où elle s’intégra avec une aisance stupéfiante, sautant dans le Beaver lorsqu’il s’agissait de livrer un pêcheur à ses poissons, ou courant à mes côtés dans le parc Ahuntsic, quand après une belle tombée de neige, elle se roulait dans la poudreuse jusqu’à ce que son poil, imprégné, gorgé de ce cadeau de l’hiver, l’encombre et qu’elle s’ébroue en dispersant à la volée cette nuée de flocons dans l’air glacé.

Nouk mangeait avec nous, regardait un film avec nous et dormait à nos côtés après avoir tourné quatre ou cinq fois sur elle-même, ainsi que le lui avaient appris ses ancêtres, soumis aux règles de l’espèce et aux lois de la forêt.

Le soir, tandis que nous attendions le retour de Winona, Nouk venait tout près de moi et glissait son museau entre mon bras et mes côtes flottantes. Et dans ce repaire sombre où rien ne pouvait arriver, qu’elle seule connaissait, elle me faisait comprendre tout un tas de choses que les hommes ont souvent beaucoup de mal à dire. Parfois elle entrouvrait un œil vers moi, juste pour me prévenir que maintenant, elle allait se taire et faire un petit somme. Il y avait tellement de conscience et de loyauté dans ce petit animal qu’au fil du temps je pris l’habitude de m’adresser à lui exactement comme à un humain, lui faisant partager le rythme et l’encombrement de mes journées. Et le plus étonnant, c’est que cela n’avait rien d’incongru. Je débloquais dans mon coin et Nouk m’écoutait et à sa façon me comprenait. L’effort qu’elle avait sans doute consenti pour décrypter le sabir des hommes, je le fis à mon tour pour déchiffrer toutes ses sortes d’aboiements et lire son langage corporel. Comme en toute chose, passé le temps d’apprentissage, je parvins à un résultat assez satisfaisant qui nous permit de traiter des choses essentielles de la vie courante, puisque nous parlions maintenant la même langue. Elle lisait en moi à livre ouvert, j’étais attentif à elle, multipliant les gestes de tendresse comme on le fait naturellement quand on aime quelqu’un.

© Photo : images.4ever.eu

Un petit bonus pour le plaisir de lire (p 194).

Nouk avait fourré son museau dans le creux de mon bras pour me raconter une nouvelle fois, à sa façon, le jour où l’étrange oiseau à moteur avait posé ses pattes sur l’eau de son lac, où une femme indienne aux-faux airs d’irlandaise en était descendue, avait marché vers elle, lui avait tendu la main, donné à manger quelques biscuits, et s’était assise à ses côtés alors qu’elle tremblait encore de crainte, de fatigue et de fièvre, où elle avait examiné sa blessure, l’avait caressée un moment, soulevée dans ses bras puis installée auprès d’elle dans l’avion.

À ce point de l’histoire, Nouk sortit, un instant, son museau de son étui protecteur et douillet, me regarda, et je suis sûr de l’avoir entendue me dire : « Ensuite, j’étais tellement épuisée que, malgré le bruit du moteur, je me suis endormie. »

Tous les hommes n'habitent pas le monde de la même façon : Vacances avec Winona (p211 – 213)

par Jean-Paul Dubois, lu par Benoit | musique : Erik Satie - Je Te Veux

Noël 2005. Pour la première fois depuis bien longtemps, je quittai l’immeuble pour une semaine. En cette période de l’année, nombre de résidents migraient vers le sud, les plages de Cuba, de Floride ou du Mexique. Ils allaient là-bas pour se gorger de cette éclatante lumière que les tentures de l’hiver avaient ici fait disparaître. […]

Pour abriter ces quelques jours de congé que nous devions passer ensemble, Winona avait loué un chalet « quatre saisons » au-dessus du lac Fraser, au nord du parc national de la Mauricie et emprunté un Beaver pour la semaine. L’avion avait troqué ses flotteurs pour ses patins d’hiver et pouvait ainsi glisser comme une pierre de curling sur le ventre des pistes enneigées. Voir piloter ma femme accentuait encore l’amour que je lui portais. J’aimais plus que tout ces heures passées dans les airs à admirer son savoir-faire, son calme quand l’avion commençait à partir dans tous les sens, son art de reprendre une trajectoire, de garder un cap malgré les vents cisaillants, et enfin de nous déposer au sol, Nouk et moi, avec toute la douceur que lui permettait cette vieille carlingue rustique de 1947. Sur l’eau comme dans les airs, sur la glace ou au travers des nuages, Winona semblait douée des mêmes facultés que son ami le colibri, capable de décoller en un clin d’ œil et de voler dans tous les sens. Comme celui de l’oiseau, son cœur savait aussi s’adapter aux circonstances du moment, accélérant dans la passion, ralentissant pour rendre justice à la raison. Il était Infiniment facile d’aimer une femme pareille, de partager ses réveils, de se coucher près d’elle et de ressentir que ce seul moment magique signait la fin de l’Âge sombre. Ma femme était à la fois la cape, la baguette, le lapin et le chapeau. Comment la même femme pouvait-elle conduire un avion, m’aimer, sauver sa chienne, supporter L’Excelsior, jaillir des neiges et des eaux, croire au pouvoir d’un oiseau tout en donnant à chacun l’envie de vivre et le goût du bonheur ? Je l’ignorais.

Le vol de Noël 2005 vers le nord appartient à ces moments de grâce que l’on connaît quelquefois dans le cours d’une vie. Malgré un temps glacial, la visibilité était cristalline et l’on avait l’illusion d’apercevoir, mirage arctique, les terres lointaines du Nunavit. A 3 000 mètres d’altitude, à cette période de l’année, après de sévères chutes de neige, le Québec ressemblait à une immense surface cotonneuse. Les innombrables lacs de ce territoire avaient totalement disparu sous la glace et les accumulations nivales. Outre l’audacieuse beauté du tableau, cette uniformité rendait toute orientation extrêmement difficile, et je me demandais par quel mystère Winona parvenait à trouver ses repères dans cet énorme gâteau de sucre glace. Son appareillage me semblait rudimentaire, plus adapté, me semblait-il, au vol à vue qu’à la navigation aux instruments. Mais elle ne semblait nullement inquiète, tournant parfois sa tête vers la queue de l’avion comme l’aurait sans doute fait un colibri avant d’enclencher la marche arrière. Au bout de deux heures et demie de vol, le Beaver piqua du nez, décrivit ensuite une trajectoire de descente plus arrondie, se présenta face à une étendue vierge que rien ne distinguait d’une autre, et posa ses patins, sans à-coups, imprimant dans la neige l’empreinte de sa longue caresse. Quand l’avion s’arrêta, je vis une solide maison de rondins dont la cheminée fumait. Nouk bondit de la carlingue et se mit à courir dans la neige.

L’intérieur de la maison était accueillant, chaud, et l’on eût dit que ses habitants ne s’étaient absentés que pour un instant. Sur la table centrale, une bougie parfumée Winter White diffusait des odeurs mêlées de miel, de pomme et de cannelle. Tels étaient les miracles de Noël dont Winona était capable. En pénétrant dans cet endroit avec Nouk et mon Indienne magique, je n’aurais pas été autrement surpris si, à cet instant, une petite horde de loups, ceux-là mêmes qui nous ont appris à parler et à nous tenir en ce monde, avait poussé la porte pour venir partager avec nous un verre de bienvenue. Cette femme était exceptionnelle, elle aimait, réfléchissait, analysait, comprenait ce monde au premier regard et je crois que durant toutes ces années de vie commune, je ne la vis jamais atteindre son seuil d’incompétence. Cette nuit, je la tins dans mes bras jusqu’à ce que le sommeil nous assomme, tandis que Nouk surveillait le feu, la porte, la bougie et les étranges bruits que produisent les humains quand ils se livrent à des excentricités qui de son point de vue ne ressemblaient à rien.

Chalet en bois sur le lac Louise en Alberta  (Photo : blog.toploc.com)

Tous les hommes n'habitent pas le monde de la même façon : L'accident (p220 – 222)

par Jean-Paul Dubois, lu par Benoit | musique : Erik Satie - Prélude d'Eginhard

Le samedi 12 août 2006, Winona se leva de bonne heure.

Je ne sais pas si elle m’embrassa comme elle avait coutume de le faire quand elle partait avant moi. Elle avait rendez-vous à 8 heures à l’hydrobase pour conduire trois pêcheurs et leur matériel sur les rives du lac Mistassini, près de Chibougameau, à deux heures et demie de vol au nord de Montréal. Son Beaver décolla à 9 heures de la rivière des Prairies et l’avion s’éloigna avec à son bord, comme c’était le cas à chaque sortie, des types tout excités de se retrouver entre hommes, emportant dans leurs bagages leur supplément de testostérone et ce qu’il fallait de bière et d’appâts vivants pour convaincre les poissons.

Passa la journée et vint le soir. Quand le réseau le permettait, Winona avait pour habitude, au moment de rentrer, de m’appeler pour me dire qu’elle allait décoller, à quoi ressemblait la météo et vers quelle heure elle serait à la maison. Aux alentours de 20 heures, sans nouvelles, j’appelai Pradier, le gérant de la compagnie Beav’Air qui me dit qu’il attendait l’avion mais n’avait pas davantage d’information.

La nuit descendit, allumant un à un tous les grands immeubles d’une ville qui longeait le fleuve en tenue d’été. À l’ouest, les derniers feux du couchant, et ici, devant ma fenêtre, les braises de l’angoisse. Il n’y avait aucune raison plausible et raisonnable pour que Winona ne soit pas encore rentrée. Son retour aurait dû avoir lieu aux alentours de 17 heures. Si elle n’avait prévenu personne, c’est qu’un incident l’en avait empêchée. Aux alentours de 22 heures, Pradier m’annonça qu’il avait réussi à joindre l’un des pêcheurs, lequel lui avait confirmé que Winona les avait déposés vers midi avant de repartir du lac vers Montréal à 13 h 30. Il a simplement ajouté : « Maintenant, je crois qu’il faut que j’appelle pour lancer des recherches. »

Je passai la nuit dans le noir, assis sur le canapé, le téléphone serré dans une main. Nouk se pressait contre mon flanc. Pour la première fois, elle n’avait pratiquement pas touché à sa nourriture du soir. Dans son avancée inexorable, le rouleau compresseur des heures écrasait toutes les parcelles d’espérance qui pouvaient encore subsister en moi. Quand le jour entra à nouveau chez nous, je sentis que Winona était morte, que tout était fini, que ma femme ne reviendrait jamais ; et que, cette fois, le colibri avait perdu son pouvoir et ses ailes. À un moment ou à un autre, le téléphone sonnerait, une voix dirait : « Vous êtes monsieur Hansen ? » Ensuite ce qu’elle raconterait n’aurait absolument aucune importance.

Crash d’un Beaver DHC2 (©Photo : baaa-acro.com)

Ainsi s’achèvent les extraits de ce livre si magnifique d’humanité, de construction et de style. 

Et pour savoir pourquoi Paul, le narrateur, purge une peine de prison, une seule solution : lisez donc le roman !

Benoit

Musique : Erik Satie – Intégrale interprétée par Jean-Noël Barbier

© Early Music, 1985

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