Laurent Mauvignier

Des hommes

Des hommes a remporté plusieurs prix : Prix Millepages 2009
Prix Initiales 2010
Prix des Libraires 2010

Editions de Minuit 2009

Extrait chapitre 3   « Nuit », p.133-137

Musique :

Idir, Pourquoi cette pluie?

enregistrement public 2007

Portrait : 

Wikipedia 

Ces extraits du roman de Laurent Mauvignier (paru en 2009) font partie des textes que nous devions utiliser au cours de la lecture-débat annulée sur le thème de la colonisation. 

Il se trouve qu’une adaptation cinématographique sera bientôt sur les écrans.

Le thème de la colonisation que nous avions prévu l’an dernier se trouve ces temps-ci de plus en plus dans l’actualité, des livres d’histoire, des documentaires se font jour un peu partout et c’est tant mieux car la question est d’importance et par sa complexité nécessite des approches multiples.

Anne

Des hommes : Nuit

par Laurent Mauvignier, lu par Anne B.

Des hommes : Nuit

Les soldats envahissent le village et courent en criant, ils crient pour se donner du courage, pour faire peur, comme des râles, des souffles, alors les vieilles lâchent les paniers qu’elles sont en train de tresser et regardent les jeunes hommes et s’étonnent de ce qu’avec des armes dans les mains on dirait que ce sont eux qui ont peur. Ils sont en colère, ils crient,

Dehors !

Dehors !

Et dans les maisons ils agrippent les gens par les bras, tirent les vêtements,

Sortez ! Dehors !

Et les femmes posent les paniers. Elles se lèvent. Elles laissent les métiers à tisser, elles sortent, les vieux sortent, ils ne savent pas pourquoi et leur lenteur s’accorde mal à l’obéissance, aux mains levées à plat sur les têtes et les pointes des fusils mitrailleurs qui les poussent vers le centre du village.

Les enfants avancent eux aussi et lèvent les yeux vers les soldats, leurs visages font des grimaces, ils se retiennent, la peur les retient de pleurer.

Des enfants crient devant la porte d’une maison. Ils restent immobiles, deux petits, debout, ils crient jusqu’à ce qu’une femme vienne les chercher et les emmener avec elle s’asseoir sur la place, serrés, tous, les voisins, les amis, les autres, la famille, tous, pourvu qu’ils soient femmes, vieux, enfants, tous blottis les uns contre les autres à hauteur des jambes des soldats, avec la pointe des canons qui danse devant leurs yeux et la poussière étouffante et chaude, épaisse, blanche et qui brouille les yeux et les odeurs et donne un goût sec et farineux dans la bouche. (…)

On continue à fouiller les maisons et à forcer les caches, les portes, encore, quelques-unes, des maisons un peu en retrait, et de l’intérieur on entend qu’on brise, renverse, des poules s’enfuient, des chèvres détalent, on se dit que dans les jarres qu’on éventre il y aura des armes et on ne trouve que du blé qui se répand sur le sol comme de la poudre ou du sable entre les doigts dans des nuages de poussière jaune. (…)

[le lieutenant s’approche de deux enfants] une fille et un garçon, quatorze ou quinze ans, pas encore l’âge d’un fellouze,

Qu’est-ce qu’on en sait que c’est pas un fell, qu’est-ce qu’on en sait, les gars, ce que c’est ?

Qu’est-ce que t’es ?

Dis-le, ce que t’es.

On t’a posé une question.

Tu parles pas français ? Non, tu comprends pas ?

L’adolescent ne dit rien, il recule légèrement, un pas, à peine, et il regarde les soldats les uns après les autres. Il fait un signe pour dire qu’il ne comprend pas, il lève les bras et veut les mettre sur la tête, puis se ravise, les rabaisse le long de son corps, puis, en arabe, il dit des mots que personne ne comprend. On sent, on devine ce qu’il veut dire. Il doit dire qu’il ne comprend pas et qu’il ne sait pas ce qu’on lui demande, alors que ses yeux disent seulement qu’il est terrorisé – et la peur, il va essayer de la calmer en regardant sa mère et sa sœur, en regardant le vieux. Personne ne semble comprendre ce qu’il dit.

Où tu caches des armes ?

Où tu caches des armes, dis-le.

La première fois qu’on le frappe il ne bronche pas, à peine s’il sursaute, s’il cligne les yeux. Sa voix trem­ble, c’est tout, pour dire qu’il ne comprend pas ou qu’il ne cache rien, ou quoi, d’autres mots, impossi­bles à déchiffrer.

Les armes ?

Où elles sont, dis-le.

Il les regarde et ne répond pas.

Où est-ce qu’ils se planquent ?

Non, il fait signe que non.

Où ça, tu le sais.

Dis-le.

Il agite la tête pour dire non.

Les fells, t’en sais rien ?

Ils sont deux soldats très près de lui et lui lancent des petites claques du bout des doigts, sur le crâne, derrière la tête, dans la nuque.

Les armes, où elles sont ?

Il ferme les yeux, les yeux clignent. On entend le bruit sec des claques. Le garçon reste droit. Il retient sa respiration. On entend les claques, de plus en plus fortes, sur les joues, sur les yeux, sur le front, il fronce les sourcils, on voit le tressaillement des muscles des mâchoires et il retient son souffle, il fait le geste de ne pas savoir, il dit non d’un mouvement sec, nerveux, comme un spasme. Il recule d’un pas,  il écarte les mains et met les bras en l’air.

On le fouille et on ne trouve rien sous les vêtements que le tremblement de tout son corps et la sueur froide dans la nuque qui la tient rigide, et dès qu’on ne le frappe plus il a les yeux grands ouverts et son souffle soulève sa poitrine et il respire très fort, par le nez, la bouche entrouverte.

Dehors on entend – on écoute – encore des portes qu’on force à coups de pied. On entend les jarres jetées à terre qui se fracassent contre le sol. Et des enfants, des bébés qui pleurent. Et des chiens qui aboient. Puis un coup de feu. On sursaute.