Laurent Mauvignier

Des Hommes

Editions de Minuit 2009

Pages 202-205

Musique :

Idir, Pourquoi cette pluie?

enregistrement public 2007

Portrait :

Wikipedia 

Des hommes : Bernard

par Laurent Mauvignier, lu par Anne B.

Des hommes : Bernard

Plus le temps passe, plus il se répète, sans pouvoir se raisonner, que lui, s’il était Algérien, sans doute il serait fellaga. Il ne sait pas pourquoi il a cette idée qu’il veut chasser très vite, dès qu’il pensé au corps du médecin dans la poussière. Quels sont les hommes qui peuvent faire ça. Pas des hommes qui font ça. Et pourtant. Des hommes. Il se dit pourtant parfois que lui ce serait un fellaga. Parce que les paysans qui ne peuvent pas travailler leur terre. Parce que la pauvreté.

Même si certains lui disent qu’on est là pour eux. On vient donner la paix et la civilisation. Oui. Mais il pense à sa mère et aux vaches dans leurs champs, il pense aux nuages épais et lourds dont les ombres tombent sur le dos des bêtes et dans le ruisseau, sur les peupliers. Il pense à son père et à sa mère qui mettaient leurs mains devant leurs bouches de bébés, lui a-t-on répété, à lui et à ses frères et sœurs aussi, lorsque tout le hameau abandonnait les fermes pour se cacher dans des trous creusés par les obus et qu’on entendait les pas des Allemands tout près. Il pense à ce qu’on lui a dit de l’Occupation, il a beau faire, il ne peut pas s’empêcher d’y penser, de se dire qu’ici on est comme les Allemands chez nous, et qu’on ne vaut pas mieux.

Il pense aussi qu’il serait peut-être harki, comme Idir, parce que la France c’est quand même bien, se dit-il, et puis que c’est ici aussi, la France, depuis tellement longtemps. Et que l’armée c’est un métier comme un autre, sur ça Idir a raison, être harki c’est faire vivre sa famille alors que sinon elle crèverait de faim.

Mais il pense aussi que peut-être tout ça est faux. Qu’il ne faudrait croire personne. Qu’on ment par­tout. Il pense depuis toujours qu’on lui ment. Quelque chose, qui ment. Partout. Jusqu’à lui donner l’envie de vomir et de retourner tout ce qui est le monde devant lui. Il a presque envie de pleurer. Il ne sait pas pourquoi. Pourquoi le cafard et la mélancolie.

Des hommes : un thé chez Idir

par Laurent Mauvignier, lu par Anne

Idir lui a proposé de venir boire le thé chez ses parents. Bernard a accepté, au départ un peu surpris Il n’a pas l’impression d’être très proche d’Idir, mais certainement plus que d’Abdelmalik, c’est sûr, mais ça, c’est plutôt facile parce que, c’est vrai aussi, Abdelmalik ne parle pas beaucoup, ni à lui ni à personne Alors, être plus proche d’Idir, c’est la moindre des choses.

Lorsqu’il est accueilli et qu’on lui offre le thé, Ber­nard est très impressionné. Et pas seulement parce qu’il est dans une famille arabe, avec tout ce qu’il ignore du folklore et des gestes, mais aussi parce qu’on se met en quatre pour le recevoir, comme s’il était un homme important, voilà, c’est ça qu’il ressent et qui le gêne un peu parce que c’est trop, cette prévenance, cette amitié, le cérémonial autour de ce thé que la mère va servir – et le grand-père qui tient absolument à montrer ses médailles d’ancien combat­tant, et son bras perdu à Verdun dont il parle en tâtant comme un trophée le vide dans la manche de la veste, repliée et agrafée à la hauteur du coude ; et cette gêne, presque, qui monte, qui étouffe Bernard face à Idir et sa famille, comme soudain le flottement d’une mauvaise conscience. Il se demande pourquoi il aurait mauvaise conscience, de quoi, pour qui, et il repense à Abdelmalik et ce qu’Idir a répété de lui, On pourra faire ce qu’on veut, on ne sera jamais français.

Et il se dit que cette fois il est face à des choses qu’un paysan comme lui ne peut pas comprendre ou dont il ne peut avoir que des idées fausses, il aurait fallu faire des études, avoir fait des études, avoir connu plus de choses, plus de gens.

Alors il se trouble au moment de remercier et de saluer la famille d’Idir pour son hospitalité. Il se confond en remerciements, il bégaie, ne sait pas pour­quoi, il sait confusément qu’à personne il ne dira être venu ici. Et cette pensée le dérange. Il se demande pourquoi il aurait honte d’être venu ici et pourtant il se sent mal à l’aise, comme s’il trahissait les siens, alors que non, les harkis sont les nôtres, Idir est l’un des nôtres, peut-être parce qu’il a été surtout gêné qu’on se montre honoré de sa présence, lui qui, au village, a tant de fois rigolé avec les autres des bicots et des négros, sans en avoir jamais croisé un seul que dans les récits des grands-pères parlant des tirailleurs sénégalais – des géants qu’on foutait en première ligne pour effrayer les Boches.