Extraits du livre de Michel Serres , ‘C’était mieux avant‘, qui fait suite à son fameux ‘Petite Poucette’.

Deux extraits, introduction de l’ouvrage et derniers paragraphes.

Editions Le Pommier, 2017, p.5 à 10 puis 94 et 95. 

C'était mieux avant !

par Michel Serres, lu par Benoit - 8'20''

C’était mieux avant !

La croissance verticale de l’espérance de vie peuple notre beau pays de ceux que l’on appelle, avec une pudeur sotte, les seniors. Je me compte parmi ces vieillards. Beaucoup idéalisent leur jeunesse, comme on va le voir. D’autre part, enfant ou sénile, femme ou mâle, riche ou pauvre, droite au gauche, croyant ou athée, […] et depuis nos ancêtres les Gaulois, le Français râle, critique, s’indigne, tempête, rouspète, crie au scandale, se met en colère. Au moins trois fois par semaine, ce dernier mot orne la une de nos journaux. […]

Vieillards plus râleurs, deux populations non exclusives, cette somme ou ce mélange fait de notre France un pullulement dense de Grands-Papas Ronchons. Riches et bavards, électeurs de plus en plus décisifs, cherchant d’autre part à exhiber le réussite de leur existence, ces colériques disent à Petite Poucette, chômeuse ou stagiaire qui paiera longtemps pour ces retraités : « C’était mieux avant ! ».

Or, cela tombe bien, avant, justement, j’y étais. Je peux dresser un bilan d’expert. Que voici.

Avant, nous fûmes guidés par Mussolini et Franco, Hitler, Lénine et Staline, Mao, Pol Pot, Ceausescu… rien que des braves gens, spécialistes raffinés en camps d’extermination, tortures, exécutions sommaires, guerres, épurations. Auprès de ces acteurs illustres, tel président démocratique fait mine anonyme, sauf lorsqu’il fait signer le traité humiliant de Versailles, qu’il lance cent bombardiers ordinaires sur Dresde ou l’arme atomique pour irradier à mort les civils d’Hiroshima et de Nagasaki. […]

Avant, nos aïeux firent la guerre de 70, nos pères, jeunes, celle de 14, où tombèrent presque tous nos paysans, vint ensuite, dès 36, la guerre civile en Espagne, dont la sauvagerie ensanglanta ce pays magnifique ; s’ensuivirent la guerre mondiale 39-45, avec son cortège d’abominations racistes, plus les conflits coloniaux, Indochine et Algérie, où je dus porter les armes. Mon grand-père échappa aux débâcles de Sedan, les gaz délétères blessèrent mon père au milieu des bombes de Verdun, je dus finir l’expédition de Suez… de sorte que, pendant un siècle, ma famille et moi connûmes la guerre, la guerre, la guerre… […]

Depuis lors, nous vécûmes soixante-cinq ans de paix, ce qui n’était pas arrivé, en Europe occidentale du moins, depuis l’Iliade ou la Pax Romana. Les générations de guerre, les miennes, préparèrent et réalisèrent ces six à sept décennies, plus heureuses que les bains de sang d’antan. Or, le calme de la paix incite à l’oubli, alors que le bruit et la fureur des conflits ne quittent jamais le souvenir. Villes et hameaux leur dressent même des monuments aux morts, aux listes insoutenables. Grand-Papa Ronchon souffrirait-il de lacunes commémoratives ? Ne passe-t-il jamais sur la place de villages vides désormais ? La paix d’aujourd’hui, est-ce moins divertissant que ces guerres d’antan ?

Avant, ces boucheries perpétuelles et cries d’État, goulag ou Shoah, tuèrent cent millions de victimes. Les statistiques disent que, dans les temps plus anciens, le nombre de morts par maladies infectieuses dépassait toujours d’assez loin celui des victimes de guerre, alors que le XXe siècle fut le premier où les morts aux champs de l’horreur l’emportèrent largement sur la malignité des microbes. […]

Avant, il n’y avait pas de portable, de sorte que chacun se confrontait durement au réel tel quel, alors que Grand-Papa Ronchon rouspète de voir aujourd’hui Petite Poucette plongée sans cesse dans le doux du virtuel, comme Sancho, sur son âne, riait sous cape devant les frasques livresques du Quichotte.

Je n’aurais pas détesté qu’avant, ces guerres, ces féroces dirigeants, ces mensonges, ces camps, ces crimes, ce poison, n’eussent pas sévi dans une réalité aussi dure, mais dans le virtuel d’un jeu vidéo doux.[…]

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Chères Petites Poucettes, chers Petits Poucets, […] c’est tellement mieux aujourd’hui : la paix, la longévité, la paix, les antalgiques, la paix, la Sécu, la paix, l’alimentation surveillée, la paix, l’hygiène et les soins palliatifs, la paix, ni service militaire ni peine de mort, la paix, le contrat naturel, la paix, les voyages, la paix, le travail allégé, la paix, les communications partagées, la paix, le gonflement vieilli bouffi des institutions dinosaures…

…  face à toi, ma Poucette si petite, si légère, si douce que je te vois parfois, comme un oiseau, un souffle spirituel. Ah ! si Grand-Papa Ronchon pouvait te foutre la paix…