Edouard Manet

Michèle AUDIN          La semaine sanglante           Ed Libertalia 2021

Les viols (1)

Il est bien connu qu’il n’y a pas de viols pendant les guerres. La preuve en est qu’on n’en parle pas. Ou alors, on en parle… et puis on les oublie.

Il y en a pourtant eu, pendant la bataille, et même « à l’ouverture des hostilités » (début avril, donc), comme dit « un officier d’artillerie de l’armée de Paris », qui s’appelle Frédéric Bargella et écrit, dans Justice ! (paru à Londres et daté du 11 novembre 1871) : Il s’agit de soixante-six cadavres que nous avons vus, au rond-point de Colombes […]. Quarante-trois fédérés, en tenue, sans armes, de 40 à 60 ans ; neuf femmes, dont une cantinière ; deux petites filles, de 7 à 9 ans ; cinq garçons de 9 à 13 ans.

Mais la plus jeune des femmes – costume de paysanne – vous saisissait au passage. Dans sa face convulsée, dans le désordre de ses vêtements déchirés, dans la position de son corps, on lisait le drame d’un viol.

Un blessé versaillais, que nous recueillîmes à cent mètres de là, et qui avait assisté à cette exécution monstrueuse, nous en a révélé tous les détails, détails que nous taisons.

Mais ce que nous ne saurions taire, c’est que cette exécution s’est faite sur l’ordre et sous les yeux du général Douay.

Que des officiers aient encouragé leurs hommes, c’est attesté par un témoignage d’Elisée Reclus, fait prisonnier pendant la sortie torrentielle d’avril et qui écrit, à propos d’une cantinière prisonnière elle aussi :

La malheureuse était dans le rang qui précédait le mien, à côté de son mari. Ce n’était point une jolie femme, ni une jeune femme, mais une pauvre prolé­taire entre deux âges, petite, marchant péniblement. Les insultes pleuvaient sur elle, toutes de la part des officiers qui caracolaient le long de la route. Celui qui proféra la parole obscène et qui n’avait cessé de nous injurier et de nous menacer était non pas un général -il l’est peut-être devenu depuis, la République monar­chique lui doit bien cela -, mais un très jeune officier de hussards bleus, mince, blond, fadasse, avec des mous­taches en pointe.

Voici ses propres paroles :

« Savez-vous ce que nous allons en faire ? Nous l’enc… avec un fer rouge. »  (…)

Elisée Reclus est très pudique et, non, nous ne savons pas si cet officier a fait ce qu’il disait. Ni ce qu’est devenue cette femme, que la présence de son mari n’a pas dû protéger beaucoup… Mais il n’est pas douteux que les soldats ont compris ce qu’on les autorisait, ce qu’on les engageait à faire.

Lissagaray a écrit, dans Les Huit Journées de mai : Il y eut des viols sur plusieurs points pendant les perquisitions. Les jeunes fusiliers du boulevard Voltaire s’en vantèrent devant nous. Ces brutes qui, sans raison ni prétexte, faisaient rouler sous leurs balles le premier venu dans la rue, n’en étaient pas à quelques galante­ries près et, devant nous, ils en racontèrent les détails.

Voici à nouveau Frédéric Bargella, toujours dans « Justice » : C’était dans l’une de ces rues que les égorgeurs dépeuplèrent presque totalement : sous une porte cochère toute encombrée de cadavres, un groupe s’agite hurlant : ce sont des soldats qui traînent une jeune fille de 16 à 18 ans.

Elle se débat, la malheureuse. Jupons, robe et cor­sage volent autour d’elle, en lambeaux arrachés. Mais elle tombe enfin à bout d’efforts. Et pendant qu’elle est là gisante, pâle déjà comme une morte,

Un des soldats la viole avec une rage féroce, tandis que ses camarades l’excitent par mille gestes inénarrables.

Le capitaine dont nous parlons quasi mêlé à ce groupe, suivait d’un œil allumé les phases diverses de l’action. Par deux fois au moins, nous l’avons vu repousser la jeune fille, qui s’était rejetée vers lui avec des yeux suppliants.

Ce crime avait été commis le matin, vers neuf heures. Le soir, à sept heures, le cadavre de cette pauvre fille était encore à la même place, près du ruis­seau, dans la rue.

La semaine sanglante, Michèle Audin (2)

par Les Mots à la bouche

 

Michèle AUDIN         La semaine sanglante          Ed Libertalia 2021

Les viols (suite)

Dans les 8ème,  9ème et premier arrondissements, les quartiers de l’ordre, où tout ce qu’on signalait comme républi­cain était impitoyablement passé par les armes, toutes les femmes arrêtées dans les maisons ont été conduites à la place Vendôme, déshabillées, violées et massacrées. Ces faits, auxquels nous ne voulions pas croire et qu’on dirait empruntés aux souvenirs les plus barbares d’un autre âge, l’âge des routiers et des lansquenets, nous sont attestés par un soldat de l’armée de Versailles, témoin épouvanté de ces horreurs.

Quant aux femmes fusillées, on les traitait à peu près comme les malheureuses Arabes des tribus insur­gées : après les avoir tuées, on les dépouillait, agoni­santes encore, d’une partie de leurs vêtements, et quelquefois l’insulte allait plus loin, comme au bas du faubourg Montmartre et sur la place Vendôme, où des femmes furent laissées nues et souillées sur les trottoirs.

Ah ! il n’y a pas le mot viol. N’en parlons donc plus ! J’en profite pour signaler que même Edith Thomas, qui cite ce passage dans Les Pétroleuses, en l’attribuant par erreur à Lissagaray, ne parle de viol qu’à travers ces euphémismes. Dans La Commune de Louise Michel, il n’y a aucun viol… Victorine Brocher n’a pas vu de viol non plus. Pourtant, dans son livre (Souvenirs d’une morte vivante p 250), ceci peut laisser douter qu’il n’y en ait pas eu :

Sur la place de la mairie, j’ai vu des choses inouïes, dégoûtantes. Sur une pile de morts il y avait une pauvre petite fillette qui pouvait avoir dans les 8 ans, jolie, aux che­veux blonds bouclés; un mauvais plaisant sans doute, de cette troupe de lignards avinés, avait eu la monstrueuse idée de relever les jupes de la pauvre petite, jusqu’à la poitrine.
À quel degré de bestialité ces malheureux soldats étaient-ils tombés ?


Je note aussi ce passage dans La Vérité sur le gou­vernement… de Vergés d’Esbœufs p 14: Avant de les fusiller, on les mutile, on leur coupe les oreilles, le nez, on les viole même, selon l’habitude contractée pendant la campagne et exercée contre les ambulancières. Et que Versailles ne vienne pas démentir le fait, nous avons vu au cimetière Montmartre des femmes, des jeunes filles, presque des enfants mutilées, les oreilles coupées, le nez fendu, etc., etc.

Il semble y avoir eu peu de recherches récentes sur ce point. Dans La Guerre contre Paris, Tombs dit avoir trouvé « une seule allusion à un viol, un récit peu vraisemblable ». C’est du récit de Bergeret qu’il parle, mais il ne donne pas la citation, et ses lecteurs doivent accepter le jugement de l’historien. J’avoue trouver, au contraire, ce récit très vraisemblable. Dans ses « Réflexions sur la Semaine sanglante », un article plus récent (2003), le même auteur estime que « le sadisme et la violence sexuelle » semblent « quasi inexistants » pen­dant la Semaine sanglante « même selon le réquisitoire très sévère et émouvant de Camille Pelletan ».

En effet, Lissagaray les oublie, Pelletan les ignore… Qu’allons-nous chercher là ?
On en parle si peu… qu’il n’y a même pas de légende.

Club de Saint Nicolas des champs
Bateau La Virginie

Charles Appert  Photomontage montrant une représentation de la prison des Chantiers à Versailles avec les femmes de la Commune de Paris prisonnières.Musées de la ville de Paris