Retour sur « Le parfum« , roman célèbre de Patrick Süskind,  avec cet extrait sur la naissance de l’enfant Grenouille, en évocation du droit d’un enfant à être nourri et soigné. 

C’est un des 12 droits fondamentaux énoncés dans la Convention Internationale des Droits de l’Enfant signée par 197 pays le 20 novembre 1989.

Pour célébrer cette date anniversaire, nous présentons notre lecture scénique « Le droit d’être un enfant »  le premier décembre 2023 à la maison d’Amnesty International de Nice.

A vos agendas !

Patrick Süskind, un auteur qu’on aime bien ! Nous avons déjà publié des extraits de ses romans « Le parfum », « Le pigeon » et « La contrebasse ».

Un auteur à  lire et relire…

Le Parfum

De sa naissance à sa condamnation, la vie mouvementée de Jean-Baptiste Grenouille est conditionnée par les odeurs que l’auteur nous décrit aussi fidèlement que le Paris du XVIII° siècle.  

Dès les premières pages du roman, on « sent bien » que cet enfant est mal parti dans la vie…

Benoit


Patrick Süskind : « Le Parfum », Editions Diogenes Verlag AG – 1985 (et aussi Fayard, Le livre de Poche)

La naissance de Grenouille

par Patrick Süskind, lu par Benoit

La mère de Grenouille, quand les douleurs lui vinrent, était debout derrière un étal de poissons dans la rue aux Fers et écaillait des gardons qu’elle venait de vider. Les poissons, prétendument pêchés le matin même dans la Seine, puaient déjà tellement que leur odeur couvrait l’odeur de cadavre. Mais la mère de Grenouille ne sentait pas plus les poissons que les cadavres, car son nez était extrêmement endurci contre les odeurs, et du reste elle avait mal dans tout le milieu du corps, et la douleur tuait toute sensibilité aux sensations extérieures. Elle n’avait qu’une envie, c’était que cette douleur cessât, elle voulait s’acquitter le plus vite possible de ce répugnant enfantement. C’était son cinquième. Tous les autres avaient eu lieu derrière cet étal et, à tous les coups, ç’avait été un enfant mort-né ou à peu près, car cette chair sanguinolente qui sortait là ne se distinguait guère des déchets de poisson qui gisaient sur le sol, et ne vivait d’ailleurs guère davantage, et le soir venu, tout cela était balayé pêle-mêle et partait dans des carrioles vers le cimetière ou vers le fleuve. C’est ce qui allait se passer une fois de plus. […] La mère de Grenouille souhaitait que tout cela finisse. Et quand les douleurs se précisèrent, elle s’accroupit et accoucha sous son étal, tout comme les autres fois, et trancha avec son couteau à poisson le cordon de ce qui venait d’arriver là. Mais voici qu’à cause de la chaleur et de la puanteur […], elle tourna de l’œil, bascula sur le côté, roula sous la table et jusque sur le pavé, restant là en pleine rue, le couteau à la main.

On crie, on accourt, les badauds font cercle, on va chercher la police. La femme est toujours là, couchée par terre, le couteau à la main, et elle revient lentement à elle.

On lui demande ce qui s’est passé.

— Rien.

Et qu’est-ce qu’elle fait avec ce couteau ?

— Rien.

Et qu’est-ce que c’est que ce sang sur ses jupes ?

— C’est les poissons.

Elle se lève, jette le couteau et s’en va, pour aller se laver.

Mais voilà que, contre toute attente, la chose sous l’étal se met à crier. On va y voir et, sous un essaim de mouches, au milieu des entrailles et des têtes de poissons, on découvre le nouveau-né, on le dégage. On le confie d’office à une nourrice, la mère est arrêtée. Et comme elle ne fait aucune difficulté à avouer qu’elle aurait sûrement laissé crever le marmot, comme du reste les quatre précédents, on la traduit en justice, on la condamne pour infanticide réitéré et, quelques semaines plus tard, on lui coupe la tête en place de Grève.

Quand on avait comme Grenouille survécu à sa propre naissance au milieu des ordures, on ne se laissait pas facilement bousculer et prendre sa place en ce monde. […] Au cours de son enfance, il survécut à la rougeole, à la dysenterie, à la petite vérole, au choléra, à une chute de six mètres dans un puits et à une brûlure à l’eau bouillante de toute sa poitrine. Certes, il en garda des cicatrices, des crevasses et des escarres, ainsi qu’un pied quelque peu estropié qui le faisait boiter, mais il vécut. […]

Son corps n’avait besoin que d’un minimum de nourriture et de vêtements. Son âme n’avait besoin de rien. Les sentiments de sécurité, d’affection, de tendresse, d’amour, et toutes ces histoires qu’on prétend indispensables à un enfant, l’enfant Grenouille n’en avait que faire. Au contraire, il nous semble qu’il avait lui-même résolu de n’en avoir rien à faire dès le départ, tout simplement pour pouvoir vivre.