Voici un texte court de Philippe Delerm : ‘Il y a longtemps que vous attendez ?

Philippe Delerm, ‘Je vais passer pour un vieux con et autres phrases qui en disent long’,

Editions du Seuil, 2012, p. 85 et 86

Il y a longtemps que vous attendez ?

par Philippe Delerm, lu par Benoit

Il y a longtemps que vous attendez ?

C’est une fausse question. Le point d’interrogation semble posé derrière le « longtemps »… Pourtant, la personne qui vous fait poireauter depuis près de vingt minutes est en faute. Elle ne cherche pas à en dissimuler le principe, mais à vous donner mauvaise conscience dans votre rôle de victime. La modulation de sa phrase suggère une exagération possible de votre impatience. Vous n’allez quand même pas me dire que vous attendez depuis longtemps ! Voilà ce que suggère cette hypocrite contrition. Ne pouvant minimiser l’étendue de son laxisme, elle s’en tire sans vergogne en mettant en doute votre propre ponctualité. Bien sûr, vous étiez là avant moi, mais je connais la vie. Cela n’a guère de chance de signifier que vous étiez à l’heure. Maintenant, si vous avez eu la niaiserie d’arriver en avance, c’est que vous ignorez tout de la civilité normale. Savez-vous qu’il est vulgaire de donner aux autres la sensation qu’ils sont coupables ?

Ah, la civilité normale ! Celle-ci consiste à simuler le remords le plus mortifié quand le retard est infime –Je suis vraiment désolé(e)- et à emprunter des voies beaucoup plus cavalières quand le quart d’heure est dépassé.

Le passage en force est doublement pervers. A une amorce d’insolence, vous ne pouvez opposer une réponse de même acabit sans tomber dans un rapport hostile qu’aucune des deux parties ne souhaite envisager. Vous effacerez donc la question simulée avec un mouvement dénégatif du chef, voire une moue d’absolution, dans les cas d’irritation majeure. Si le retardataire est du genre teigneux, il se risquera peut-être alors à se lancer dans un outrecuidant « Vous avez bien mon numéro de téléphone portable ? » auquel vous ne pourrez répondre « Il me semble que c’était à vous de me faire passer un message ! » au risque de placer le débat sur un terrain miné. C’est en déclarant l’offensive qu’on décourage l’offensé.