La confusion des caractères

« Lire ? Mais tout le monde sait lire ! »

Et si d’aventure l’on se retrouvait incapable de déchiffrer le monde qui nous entoure…

Une étrange expérience mise en mots par Pierre Péju dont voici des extraits choisis.

Pierre Péju, « La confusion des caractères ou l’idiot de Shanghai »

Editions Folio et Fnac, 2005

Musique : Ryuichi Sakamoto, « Merry christmas, Mr Lawrence », musique du film « Furyo » réalisé par Nagisa Oshima

La confusion des caractères : un voyage en Chine

par Pierre Péju, lu par Benoit

Quand j’ai débarqué à l’aéroport de Shanghai, je savais encore lire. L’incroyable n’était pas encore arrivé. Lire ? Mais tout le monde sait lire ! C’est du moins ce que je croyais, déchiffrant chaque jour, sans même y penser, les dix mille inscriptions tatouées sur la peau des choses, réglant habituellement mes gestes et mes conduites sur les indications données par des pancartes, enseignes, affiches, étiquettes minuscules ou panneaux gigantesques. C’est grâce à la lecture des journaux, manuels, brochures, modes d’emploi, et bien sûr, de tous les livres qui me tombaient sous la main que je me faisais une idée du monde et des choses. Et j’ajoutais moi-même du texte au texte puisque, à l’époque, je publiais encore des romans. Combien de pages lues et relues, imprimées et multipliées chaque jour, pour permettre à chacun de nager ou de patauger dans le grand lac des signes ? Un lac où je n’imaginais pas sombrer un jour… C’est pourtant à Shanghai que mon regard allait couler à pic dans les eaux troubles de l’illisible.

Quelques temps plus tôt j’avais accepté la proposition d’un grand hebdomadaire de m’envoyer en Chine afin de rédiger pour ses colonnes ce que le rédacteur en chef appelait mes « impressions premières ».

La confusion des caractères : arrivée à Shanghai

par Pierre Péju, lu par Benoit

Lorsque je débarquai à l’aéroport de Shanghai, je savais toujours lire. Il me tardait de poser un pied minuscule dans la grande fourmilière des signes.

C’est alors que dans le tumulte des arrivées, j’eus un véritable choc en déchiffrant, par surprise, mon propre nom inscrit en lettres noires sur une pancarte que brandissait un Chinois vêtu de gris. L’homme semblait complètement indifférent à l’agitation ambiante et aux cris aigus des retrouvailles. […] Les quelques lettres qui formaient mon patronyme flottaient paisiblement au-dessus des corps et des paquets. Cernées par les milliers d’idéogrammes qui s’étalaient sur les murs, ces frileuses rescapées de l’alphabet paraissaient déplacées, vaguement menacées. C’est presque avec reconnaissance que je m’approchai de ce Chinois dont je n’aurais su dire s’il esquissait, tout en s’inclinant prestement, un sourire de bienvenue ou s’il dissimulait sous un masque très lisse un mélange d’agacement et de discipline. Sans un mot, le Chinois s’empara de ma valise et fendit la foule. Je ne pouvais que le suivre […].

La lourde porte à tambour du Park Hôtel me happa pour me recracher immédiatement dans un vaste hall de bois et de cuivre, imitant grossièrement le style occidental des années trente. Immédiatement, quatre personnes qui semblaient guetter mon arrivée vinrent à ma rencontre. Une très jeune fille, une dame chinoise, et deux hommes en complet sombre. Ils avaient chacun exactement le même sourire. Mains jointes, une infime courbette, puis une main tendue.

– Nous sommes très honorés d’accueillir un écrivain français, me dit la dame chinoise. Tout ce que vous pourrez écrire nous intéresse, évidemment. Nous ferons tout pour faciliter votre travail, vous montrer ce qu’il faut voir, vous accompagner lors de vos rencontres, mais surtout faire en sorte que vous ne vous égariez pas…

Puis elle me présenta ma jeune guide et interprète [nommée Lala] et s’esquiva suivie des deux hommes sombres et silencieux. […]

Lala m’attendit de pied ferme dès le lendemain matin. Quand elle ne babillait pas sans fin, elle tenait son téléphone portable contre son oreille et s’entretenait avec de mystérieux correspondants. Elle parlait de moi.

– Si vous voulez écrire sur Shanghai, il faut beaucoup voir !

C’est ainsi que j’acceptai quelques temps de jouer au touriste candide, à l’écrivain en quête d’inspiration, au journaliste sévèrement encadré.

L’aventure ne fait que commencer.

Le personnage parviendra-t-il à comprendre le monde chinois en ignorant tout des idéogrammes ?

A suivre…