© Agnes Varraine-Leca – MSF

Le droit à une protection spéciale pour les enfants réfugiés est un droit fondamental inscrit dans la Convention Internationale des Droits de l’Enfant (CIDE).

Ce texte fait partie de notre évocation des droits de l’enfant dans notre lecture scénique « le droit d’être un enfant« .

Rachid Benzine

Voyage au bout de l’enfance

Editions du Seuil – 2022

 Voyage au bout de l’enfance (extraits)

Trois mois. D’après maman, ça fait précisément trois mois qu’on est enterrés dans ce fichu camp. Et ça fait presque quatre ans que j’ai quitté l’école Jacques Prévert de Sarcelles.

Moi ce que j’aime c’est la poésie. Mon maître de CE2, monsieur Tannier, il m’encourageait toujours. Il me disait : « Fabien, tu seras un grand poète. Tu as tout pour réussir. Tes résultats scolaires sont excellents et tu as un imaginatif si créatif… ». Je ne sais pas si c’est vrai, mais en tout cas monsieur Tannier il y croyait dur comme fer. Et je me souviens très bien du jour où il m’a demandé de bien réviser les poésies que j’ai écrites pour les dire le lendemain à toute la classe. Mon jour de gloire en somme.

Mais ce jour de gloire n’est jamais venu. Parce que le lendemain matin au moment d’aller à l’école, papa m’a dit : « Aujourd’hui tu ne vas pas en classe. On part en voyage »  Ce n’est pas l’idée d’un voyage qui me déplaisait. Mais c’était le jour où je devais dire mes poèmes. J’ai supplié papa et maman de partir une autre fois. Pendant les vacances scolaires. […]

C’était une trahison. Rien n’y a fait. Ni papa ni maman ne m’ont écouté. J’ai caché mes affaires qu’ils avaient préparées pour partir. […]  Ils les ont vite retrouvées. J’ai insisté, ça a fini par énerver papa. Il m’a traité de kâfir, de « mécréant ». Il m’a dit que j’allais finir en enfer si je refusais de venir, ça m’a toujours fait peur l’enfer. Une fois j’ai même dit à maman qu’Allah il était méchant. Parce que quand je fais des bêtises, mes parents ils me punissent, mais Allah si tu fais des bêtises, il te fait brûler en enfer. Et tu souffres beaucoup. Et pour toujours. Alors j’ai pleuré, j’ai aidé mes parents à charger les bagages dans le taxi, j’ai pris mes poésies et on est partis.

Un drôle de voyage. Et très long. Il a fallu qu’on se cache dans une voiture. Les gens parlaient arabe ou des langues bizarres. Même papa et maman ne savaient pas toujours quelle langue c’était. Enfin ils n’étaient pas sûrs. […]

Et puis, on est arrivé en Syrie. Là ils m’ont dit où on était. Ça s’appelait Raqqah. Papa et maman étaient très excités.  Je ne les avais jamais vus aussi heureux. Ils m’ont dit que c’était le paradis ici. Moi je croyais que le paradis c’était dans le ciel, quand on est mort. Papa s’est habillé avec des vêtements très larges et un turban. Maman a mis un niqab. Tout noir.  On voyait que ses yeux. Pour rire elle me disait que c’était pour me surveiller comme depuis la meurtrière d’un château.

Et puis moi, j’ai dû dire que je m’appelais Farid. Fini Fabien. Bonjour Farid. Parce que ça faisait plus sérieux à Raqqah. Mes parents m’ont eu avant de se convertir à l’islam. Je m’appelais Fabien tout simplement. […]

Papa et maman m’ont dit que j’avais une chance extraordinaire de vivre dans l’état islamique, que tout était fait pour les musulmans et que plus jamais on aura affaire aux kouffâr (incroyant). Que c’était une bénédiction d’Allah. Alors j’ai pleuré en me cachant. Parce que je voulais lire mes poésies à monsieur Tannier. Et je voulais voir mes copains et mes copines de Sarcelles. M’en fous qu’ils soient kouffâr.  Moi. Mon copain Ariel il est juif. Il  m’a jamais embêté parce que j’étais musulman. […]

Pendant des mois ça s’est bien passé, enfin pas trop mal. J’ai vite compris que les musulmans du califat, c’étaient  pas les mêmes qu’à la maison. Toujours à faire la gueule pour un rien. A rire comme des ânes pour un rien. […]

Et puis il était plus question de défendre le peuple qui souffrait de Bachar el-Assad comme m’avait dit papa et maman. Maintenant on nous expliquait qu’il fallait défendre le monde entier.  Je commençais à en avoir assez de tout ça.  Heureusement, on avait quand même papy et mamie au téléphone. Pépé et Mémé par contre ne voulaient pas nous parler. Je crois qu’ils étaient trop tristes qu’on soit partis. Maman expliquait toujours à papy et mamie, qu’ici c’était le paradis. Je pense qu’elle le croyait vraiment. Elle me les passait parfois. Mamie pleurait au téléphone. Alors maman ne m’a plus laissé leur parler et je l’entendais dire : « Qu’Allah vous guide et vous préserve ». Mamie et Papy sont chrétiens, mais maman les aime quand même. Et moi je les adore. […]

Heureusement pour moi, à Raqqah, on avait le droit de jouer au foot. Et la grande classe c’est quand Abdel te prenait dans son équipe. Moi je ne suis pas un grand joueur de foot, mais disons que je me débrouille. Et Abdel est devenu mon meilleur copain. […]

Ce qui me faisait peur c’est qu’il y avait des copains qui me disaient qu’on tuait les gens. Que c’était normal. Que c’était Allah qui veut.[…]

J’allais à l’école coranique et c’est là que j’ai appris l’arabe. Je me suis fait des copains français et puis d’autres de plein de pays différents. Et puis papa a dû partir à la guerre. Il rentrait des fois, mais il était toujours triste. Des larmes coulaient sur son visage.  Je lui demandais s’il avait tué beaucoup d’ennemis de l’islam. Il me disait que ça n’a rien de drôle de tuer des gens. […]

J’avais de bons résultats à l’école  et je suis rentré à l’école des lionceaux du califat. Car le djihad avait besoin de tout le monde. On m’a donné un bandana noir avec des versets du Coran dessus. On a écrit des poèmes pour dire que le calife était le meilleur, le plus fort et que l’état islamique allait régner sur Terre. Je ne savais pas qu’on pouvait écrire autant de conneries avec de la poésie. Là je suis vraiment en colère. Parce qu’à Raqqah on a pu me faire avaler pas mal de choses. Mais utiliser la poésie pour la gloire d’un calife, alors ça, ça ne passe pas. Même si toute l’école a rigolé et s’est moquée de moi quand j’ai commencé à écrire des poèmes où les choses étaient belles, joyeuses et libres. Où les gens faisaient de la musique, du dessin, de la danse. Même si ça m’a valu des coups de bâton sur les doigts par le professeur, à ne plus pouvoir écrire pendant des jours. […]

Chez nous papa n’était presque plus jamais là. Il m’embrassait très fort chaque fois qu’il repartait pour le djihad. A l’école on nous a montré des vidéos où les enfants de l’Etat islamique tuaient des gens en criant des formules islamiques en arabe. Ils portaient le même uniforme que dans notre école. Ils avaient un pistolet et ils tiraient dans la tête d’un monsieur à genoux. […]

Une autre fois je devais garder le camp la nuit avec une vraie arme. Mais je me suis endormi. L’émir m’a réveillé avec un seau d’eau froide et de grandes claques. On nous a emmenés en camion en dehors de la ville. Il y avait des gens habillés en orange comme on avait vu sur les DVD du califat. Ils étaient des centaines alignés les uns à côté des autres. Agenouillés. Les mains attachées dans le dos. On nous a dit que c’étaient des musulmans traîtres à Daesh. On nous a fait défiler devant eux. J’ai mis du temps à comprendre ce qui allait se passer. […]

Un matin pourtant j’ai compris. C’est triste parce que c’est la dernière fois que j’ai vu papa avant qu’il ne meure en martyr. Il a dit à maman, « je ne sais plus pourquoi je vais me battre. Quel  sens ça a. »  Maman lui a répondu : « C’est pour Allah. » Il a répondu : « Non.  C’est pour notre orgueil. Parce qu’on s’est pris pour des compagnons du Prophète. Je ne veux plus participer à cette boucherie. On était venus combattre un tyran et on sert de monstres. C’est mon dernier combat. Tu vas me dénoncer ? » Maman a dit : «  Jamais. Tu es fou. Mais qu’est-ce qu’on peut faire ? » Papa a répondu : « Rien. On ne peut plus rien faire. Prier. Pour qu’Allah  nous pardonne notre aveuglement et notre suffisance. » Maman lui a dit : « On a été trompés. » Il a répondu : « Non, on a eu besoin de personne. On s’est trompés nous-mêmes, notre fils, notre famille, nos amis. Tous. »

Je ne l’ai jamais revu. Maman a  poussé un immense hurlement quand on  est venu lui dire qu’elle devait être fière qu’il soit mort en martyr. Puis on a été évacués de Raqqah.  J’ai aussi perdu de vue  mon meilleur copain, la future star du football mondial, Patrice-Abdel. Quelque temps après on a obligé maman à se remarier. Mon nouveau papa était tunisien. Il n’était pas méchant mais je l’ai à peine connu. Il a été tué trois semaines après son mariage. Alors on l’a encore remariées. Et  son nouveau mari a lui aussi été tué. Et puis elle a encore été mariée. Mais cette fois il n’a pas été tué. C’était un gardien de l’Etat islamique. Il frappait maman et me frappait aussi. Maman a réussi à obtenir le divorce. Et c’est seulement après qu’elle a su qu’elle était enceinte. Après le divorce, on a habité dans une maison de veuves. Après ça a été de plus en plus dur. Mais pendant l’été 2018, on avait même la télé. Tous les gens de Daesh se rendaient compte qu’on était en train de perdre la guerre. Les règles étaient moins strictes. Avec les copains on a regardé la Coupe du monde de football. J’ai jamais été aussi fier d’être français.. […]

Dans les semaines qui ont suivi, je n’avais plus de forces du tout. Un matin il y a eu un grand silence dans le camp. Maman était avec moi au stade de France. Kylian Mbappé est venu vers moi et j’ai tendu les bras pour lui offrir un poème. J’ai revu monsieur Tannier et j’ai ouvert très grands les yeux. Pour toujours !

 

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