Ce texte est extrait du recueil « Arioste l’attentif relate des instants de sa vie et de son sommeil », traduit du grec par Gérard Pierrat, paru aux Editions Messidor/Temps Actuels (1985).

Ecrit à Athènes en 1942, alors que la famine sévissait dans la ville, ce livre est une sorte d’exorcisme de la guerre et de la misère. « Naïf perspicace », Arioste devine le secret des êtres et des choses. Il promène dans la vie un regard ironique et farfelu, mi-tendre, mi-cauchemardesque. On y retrouve la vision du poète, son sens aigu de l’étrangeté des faits et des objets de la vie quotidienne. On savait que Ritsos était l’un des plus importants poètes de ce temps. Avec Arioste, on découvre le prosateur, le merveilleux conteur, qu’il est aussi.

Ce roman m’a accompagné cet hiver, le lundi matin, dans le train entre St Laurent-du-Var et St Jean- Cap Ferrat où j’allais animer un atelier mémoire, brutalement stoppé le 23 mars par la contagion… Voici quelques années il nous était fortement conseillé de « sortir couverts », aujourd’hui, sous peine de mort et d’amende, nous sommes sommés de « sortir masqués »… Que nous réserve l’avenir ? Ce retour au « couvre-chef » m’a paru très actuel…

Jean-Jacques C.

Les chapeaux, lu par Marie-Pierre

par Yannis Ritsos

J’éprouve une grande sympathie pour les chapeaux car ils retranchent de la tête la forme répugnante du crâne. Un visage s’accomplit grâce à son chapeau. Il devient comme une maison sous son toit, comme une ampoule sous son abat- jour. La lumière tombe alors doucement sur le nez et le bout des lèvres, une lumière gris-bleu mêlée à l’ombre et à la sécurité. Sous mon chapeau je ressens le confort agréable de l’environnement familier et cette température qui convient pour que mon cerveau se mette à couver. C’est pourquoi je perds mon entrain chaque fois que je dois ôter mon chapeau pour saluer quelqu’un ou pour entrer dans un bureau, dans un cabinet médical. Mais cette difficulté, je ne l’éprouve plus si je me trouve tête nue dans ma chambre tout simplement parce que la pièce toute entière me sert de chapeau ou bien si je suis à la campagne sous les arbres, car le ciel tout entier devient un grand chapeau bleu qui me protège de toute rancune. J’accroche alors à une branche mon chapeau mou et j’attends qu’un papillon ou qu’un oiseau vienne s’y poser.

Il m’arrive souvent de lécher les vitrines des chapeliers. Bon nombre de ces chapeaux, bien qu’ils ne soient pas mettables, ont une marque de doigt sur leur bord et ils sont inclinés pour dissimuler le beau visage invisible. Mais ils sont austères comme s’ils s’étaient formés de la fumée nocturne d’un train ou d’un navire. D’autres ne sont que pure rêverie.

Je plains les chapeaux qui ont pris leur retraite, abandonnés en haut de l’armoire, ridés, poussiéreux, mités. Et en bas, le grand miroir grandeur nature, révélant par des subterfuges la commode en vis- à-vis avec la brosse sur le marbre et les flacons de médicaments du défunt. Au fait, les défunts ne portent jamais de chapeaux. C’est pourquoi, quand passe le long carrosse de verre avec ses huit chevaux et ses pompons, nous ôtons, nous aussi, notre chapeau, et nous le tenons, de nos deux mains, avec humilité non, pas avec humilité. Quelle humilité est de mise en pareil moment ?

Oh, bien sûr, il me faudra acheter un nouveau chapeau pour ne pas avoir l’air défunt. Sinon, à quoi bon les salutations ? Je remonte la rue Stadiou en sifflotant un petit air improvisé sur les canotiers. Au-dessus des maisons, on distingue le Parthénon comme un chapeau rose élégant sur la tête crépusculaire d’Athènes.